C’est une reprise.
Les choses de la vie…
Mademoiselle ne chantait pas le blues mais avait sans doute le spleen et des bleus à l’âme.
Une gamine.
Géraldine semblait avoir des goûts de luxe en s’évadant de sa misérable condition sociale.
C’était la récré, j’étais à côté de sa maîtresse, de service ce jour-là.
Nous étions accoudés à une rambarde qui surplombait la cour de sorte que la surveillance des élèves était plus aisée. La vue panoramique embrassait la totalité de l’aire de jeu, rien ne pouvait échapper à un œil scrutateur.
Je n’avais pas les mêmes soucis que l’institutrice chargée de surveillance, je prenais l’air à ses côtés sans autre préoccupation que lui tenir compagnie.
Le va et vient incessant des élèves animait la récré, j’avais repéré mademoiselle G. dans un coin, à l’écart de tous les autres enfants. Depuis un moment, elle se déplaçait dans son appartement imaginaire dont elle avait vaguement tracé le plan à la craie sur le béton, totalement coupée du reste du monde, isolée des autres élèves pour éviter d’être dérangée.
Souvent rêveuse, elle vivait une autre vie.
Elle ouvrait des portes, s’accroupissait pour faire ses besoins dans un coin puis filait dans la chambre pour faire le lit. Sans trop s’attarder, elle gagnait la cuisine, allumait le four, enfournait un plat puis réglait un feu sous une poêle ou une casserole. Une porte s’ouvrait, sans doute allait-elle dans la salle à manger, elle donnait quelques coups de balai avant de passer l’aspirateur et enfin s’affalait dans un canapé.
Son regard était dans le vague, des enfants la frôlaient, parfois la bousculaient sans qu’elle réagisse à ces entrées intempestives dans son appartement de rêve.
Tous ses gestes de mime chevronné, mime parfaitement mécanisé, trahissaient chaque action menée en secret.
Sa maîtresse n’avait rien remarqué, trop occupée à suivre les plus turbulents, chargés des bousculades organisées. Elle interpellait, rappelait à l’ordre, anticipait d’éventuels télescopages. Elle fut très surprise lorsque je lui fis remarquer le comportement théâtral de son élève. Une enfant qui s’inventait une vie plus confortable, très éloignée de sa condition familiale.
Cela n’a l’air de rien mais il y a toujours matière à réflexion en observant des comportements anodins, en apparence. La cour de récré était pour moi, un observatoire de choix.
Cette fillette était l’aînée d’une famille recomposée. Ses parents formaient un couple original.
La mère se promenait en chaussettes jaunes et manteau de fourrure par temps chaud. Des gens charitables la fournissaient en vêtements usagés ou qui ne convenaient plus à la mode du moment.
Elle se trouvait belle ainsi et souriait aux anges.
Parfois, elle fuguait ou se jetait par la fenêtre du premier étage pour impressionner son mari. Un père de famille désorienté notoire. Il confondait allègrement la droite et la gauche, s’embrouillait dans des idées simples, traînait ses bottes de motard, vadrouillait en pétrolette, en poussif cyclomoteur.
Tout le monde rêvait dans cette famille.
Jamais, le père n’obtint le permis de conduire. Après une huitaine d’échecs, il se résolut, à force d’économies, à acheter une petite voiture sans permis, clignotant à droite pour filer à gauche.
Je m’interroge toujours, comment fit-il pour traverser les ans sans le moindre accrochage sérieux, à ma connaissance ?
Un ange très gardien devait veiller sur lui, d’un peu plus loin sur sa famille.
Il était toujours surprenant, capable de toucher le tiercé dans l’ordre en trois chevaux secs choisis selon des critères d’un autre monde, comme de s’assommer tout seul en heurtant un volet ouvert pourtant visible de loin.
Géraldine était d’une douceur infinie, d’un calme olympien. Son sourire léger, toujours à peine esquissé, s’adressait urbi et orbi, à l’ici et à l’ailleurs, en apparence seulement car elle se souriait à elle-même. Elle avait le paradis sur le visage c’est à dire toute l’innocence du monde en elle incarnée, rien ne semblait l’atteindre. A peine manifestait-elle un frémissement de surprise lorsque quelqu’un « la secouait » ou la percutait violemment dans le chaos d’une cour d’école.
En classe, l’élève était modèle dans son comportement, ne gênait personne et ne produisait que le minimum syndical puisque ses préoccupations étaient ailleurs. Tout ce que construisait patiemment sa maîtresse se déconstruisait à la maison où rien n’était conduit comme ailleurs. On y voyait des slips sur le téléviseur, jetés là, non pour sécher mais parce qu’on les avait envolés sciemment. C’était le foutoir généralisé dans l’habitation comme dans les esprits. Papa se trompait d’étage en entrant chez lui, maman me suivait lorsque je jouais aux boules, ma veste pendue à son bras, me signalait qu’elle cherchait un amant…
Ils étaient trois enfants. Tous passèrent par la rééducation alors qu’ils méritaient une saine et simple éducation.
Ils baignaient dans un milieu farfelu, enrobés de béatitude.
Leur scolarité fut pénible mais la vie a fini par leur sourire, tous les trois mènent désormais une vie apaisée. (?) Tous ont fondé foyers.
Peut-être ont-ils trouvé un équilibre suffisant pour voyager dans le temps.
Il ne faut jamais désespérer.
Mademoiselle G. avait dix ans, Madame Géraldine a désormais franchi la quarantaine. Peut-être est-elle heureuse comme l’était sa maman dans ses moments de modeste nirvana.
Le rêve est une illusion qui donne au rêveur l’opportunité de prendre l’avion pour s’évader très loin, un lointain de proximité pour revenir très vite à la réalité. Rêve et réalité sont des concepts antagonistes inséparables. Complémentaires aussi.
Image en titre : Mademoiselle G. rêvait dans l’azur d’un soleil à peine voilé…