Comment ne pas rêver ?
Devant ma petite fenêtre, je vois le monde.
Au soleil, dans le brouillard ou sous la pluie, les oiseaux se taquinent, parfois se chamaillent, le noyer qui leur sert de perchoir, impassible, se laisse bercer par le vent.
Chaque jour m’offre un spectacle nouveau, l’embrasure de la fenêtre est toujours la même et le même décor toujours changeant.
Au loin, Cagna sommeille nonchalamment.
Je vois Carbini, Oronu et Tirolu.
Le soir, leurs lumières scintillent, tremblotent puis s’intensifient à mesure que la nuit se fait plus noire. Je sais que l’hiver, leurs rues sont désertes. On dirait que ces villages me font des signes de vie. Mais je crois que ce sont mes yeux qui clignent pour évoquer le souffle de ceux qui dorment au champ du sommeil éternel non loin de leur habitation. Ces paysans ont couru les jardins, entretenu des talus, ouvert des voies d’eau pour que leurs plates-bandes potagères sourient.
Un homme vieillissant s’est assis sur une pierre juste sous le figuier. Sa chemise est trempée, son chapeau noir fait de l’ombre à son visage fatigué. Il est impassible et soucieux à la fois, le regard bas rivé vers le sol : Qui prendra la relève ? Tout le monde est parti, que deviendra mon petit paradis ?
Il ne dit rien pourtant. Les pensées traversent son esprit, deviennent évidence et se lisent sur son front buriné. Il semble triste en revisitant son passé, perdu dans ses jeunes années lorsqu’il ne songeait qu’à construire. Ses mains sont épaisses et ses doigts moins agiles. Sur sa paume calleuse dont le cuir sec a résisté à la serpe, la faucille, la bêche et la houe, un morceau de pain trempé de jaune d’œuf, huileux et fortement poivré lui servira de casse-croute matinal.
Sa femme, encore vêtue de noir, taciturne aussi, l’a regardé partir ce matin. Elle avait préparé sa musette, le pain de campagne fourré aux œufs frits des deux côtés. Quelques tranches de panzetta ou de vuletta, du prisuttu ou du salamu* lorsque le cochon a été généreux. Elle aussi, montre un visage profondément ridé comme des crevasses dessinées par les pluies et le vent d’une jeunesse enfuie.
Parfois, assis côte à côte au fond du jardin, ils esquissent un sourire aux premières courgettes qui leur offriront les premiers farcis. Les tomates sont prometteuses, il y aura de la sauce et du double concentré maison, « a cunserva » disent-ils, pour l’hiver. Les haricots Soisson sont encore trop jeunes, la plante agrippée à l’échalas vient de partir à la conquête du ciel. Mi secs, avec de la morue dessalée ou des morceaux de panzetta, il fera bon à table, l’automne venu lorsque le brouillard montera de la vallée. Il sera temps de penser aux mauvais jours, à la nuit qui tombe tôt, aux longues veillées devant la cheminée, à retourner sans cesse dans le passé.
Serons-nous encore de ce monde aux premières violettes ?
Le village est vide, les forces vives sont parties ailleurs pour fonder famille et vivre autrement.
Dans leurs moments d’introspection, Ziu Antonu et Zia Maria se dévisagent sans dire un mot. Ils se comprennent du regard, leur vie tire à sa fin. Qui partira en premier ? Ce sera difficile pour celui qui restera, il faudra s’en aller d’ici pour être à l’abri. A l’abri de quoi ? Puisque tu es parti(e), je viendrai te tenir compagnie. Là-bas, nous serons tous les deux, je te prendrai la main pour sentir ta présence. Nous serons seuls, ensemble pour toujours…
Nous sommes passés ici-bas, nous avons vu et nous n’avons rien compris. Notre chambre était sombre et froide, elle sentait le remugle. Notre monde était clos, les jours et les ans ont filé à la vitesse d’un mauvais vent, nos images se fondront dans les nuages.
Un soir à la brunante, à la sortie du crépuscule, juste avant la tombée de la nuit, le ciel s’était allumé pour m’inviter à rêver.
Des milliers d’images, comme les étoiles, fourmillaient dans ma tête.
Je n’ai pas connu Maria et Antonu, ce sont les hasards ou les contingences de ce monde qui les ont mariés dans une maison isolée, désormais détruite, du côté de Carbini.
Je me suis arrêté devant cette ruine pour raviver mes souvenirs d’enfance.
- Vuletta = joue de cochon séchée, prisuttu = jambon, salamu = saucisson
Un texte poignant que chacun certainement dans les village comprendra …
Bonjour Al !
Merci, mon plaisir nage dans la nostalgie, désormais 😉