Confiance.

C’est encore une vieille histoire, une très vieille histoire de pétanque.
Une vieille anecdote qui a son importance, une histoire qui a compté dans ma vie.

Cela fait exactement vingt-sept ans que je n’ai plus tenu une boule de pétanque en main pour une sombre histoire farfelue, une sorte de blocage à la suite d’une altercation futile…
Je n’étais pas au mieux de ma forme.
Je n’avais pas retrouvé ma fonction en retournant en Corse et cet état me minait, j’avais perdu ma sérénité, le blocage me guettait. J’étais irritable devenus irascible et très soupe au lait. Un rien m’envoyait dans les cordes, la moindre peccadille était affaire d’état.
Ce moment de faiblesse a perduré puisqu’il m’a éloigné définitivement de mon passe-temps favori, mon deuxième métier.
Une période de fragilité qui m’interpelle encore aujourd’hui.
J’avais toutes les données en main pour comprendre mon cas, c’était mon premier métier, j’ai sombré avec les cartes en main et en connaissance de cause. Ce fut ma plus grande déception.
J’avais perdu confiance.

Longtemps, bien longtemps avant cet épisode, je venais de réussir mon bac scientifique, j’étais un fana de pétanque. Tous les soirs, que ce soit au groupe scolaire ou sur la place de l’église, j’étais au rendez-vous des parties qui s’achevaient à la nuit tombée. Nous étions une bande de copains, jeunes et moins jeunes à en découdre amicalement boules en mains.
Il y avait Antoine Ripolin, Noël, Pierre, Loulou, Roger, Jean Fortuny, le docteur de Peretti, Jean Paul, Denis, Alex, pour les plus assidus et quelques estivants à la retraite… Tous d’une génération déjà avancée et puis les jeunes de moins de vingt ans.
Nous passions des fins d’après-midis joyeux et nous nous quittions le soir en pensant au lendemain.
Sur la place de l’église, les martinets faisaient inlassablement le tour du clocher avec des cris stridents comme une musique de fond pour animer nos parties.
Antoine Ripolin, le plus facétieux d’entre nous, avait le sourire amusé et s’exclamait :
– I stiona hanni u campanili in impresa ! (les martinets ont le clocher en entreprise, ils le surveillent)

Noël était un vieux monsieur pas si vieux puisqu’il était retraité de l’armée, un passionné de la boule. Un homme calme, calculateur et toujours courtois face à l’adversité. On aurait dit qu’il était rompu aux combats et donc très peu touché par les petites querelles pétanquières mais il ne lâchait rien.
En grande difficulté au cours d’une partie, il temporisait pour trouver la faille ou attendait un moment de faiblesse adverse. Rien n’était jamais perdu tant qu’il avait boule en main.
Je ne le connaissais pas spécialement, c’était juste un nouveau pétanqueur, mais lui avait connu mon père, de la même génération.
Il adorait faire les concours de villages durant l’été et cherchait un partenaire permanent. Un soir à la Piazzona, nous étions assis côte à côte. Il a pris son temps :
– Comment passes-tu tes vacances ? Que vas-tu faire l’année prochaine ? 
Il connaissait notre condition familiale. Je lui répondis que les petits concours quotidiens m’apportaient un peu d’argent pour passer l’été et que l’année suivante, je ne ferai rien par manque de moyens. Rien, je voulais dire que je ne poursuivrai pas d’études supérieures.
Il me fit une proposition peu commune :
– Si tu fais la saison de pétanque avec moi, je te paye tes vacances puis tes études, tu me rembourseras lorsque tu auras un métier. 
J’avais déjà le goût de l’indépendance, pour rien au monde, je ne me serais enfermé dans cette prison presque dorée pour moi. J’acceptai de faire quelques concours avec lui, sans exclusivité et sans contrepartie.

Sa proposition, fut une marque de confiance très forte puisque tout se convenait sur parole, cela m’a donné un sacré coup de fouet. L’estime de soi avait grimpé d’un coup et je lui dois cette reconnaissance. Il n’a pas bronché, il insista juste un peu en disant qu’il avait les moyens, à tel point que je me suis demandé si les concours de boules n’étaient pas un simple prétexte de contrepartie pour ne pas ressembler à du mécénat. Je ne l’ai jamais su. Je crois qu’il avait envie de m’aider, j’en ignore la raison, peut-être était-il philanthrope, tout simplement.

J’ai souvenance du premier concours que nous fîmes ensemble.
C’était à Sartène un jour de mai. Après une première partie gagnée sans trop de difficultés, nous attaquions la deuxième contre les champions de Corse, une doublette venue d’Ajaccio. Je me souviens du tireur qui se nommait Riri Piglioni largement connu dans tout le département. Des pros de la boule qui écumaient tous les concours suffisamment dotés. Ils se déplaçaient très loin de leurs bases pour le plaisir mais également pour rafler les mises.
La partie s’éternisait, nous gagnions point sur point, laborieusement. A midi tapant nous avions un large avantage 12/2. A un point de la victoire.
Nous avions affaire à des roublards, des baroudeurs des terrains vagues devenus boulodromes. Il était impensable qu’ils fissent un si long voyage pour mettre genou à terre au deuxième tour.
C’est à ce moment précis, prétextant la pause repas, que le joueur adverse nous demanda d’arrêter la partie pour aller manger. Malgré la mise en garde insistante des autres joueurs qui nous regardaient, étonnés de notre large avance, mon partenaire acquiesça.
Noël s’en fichait, il accepta en me disant qu’il avait retenu deux places au restaurant de son ami, un ancien militaire comme lui. Il ne voulait pas être en retard au cas où la partie s’éterniserait.
Un établissement de luxe disait-on à l’époque. J’ai été un peu surpris car j’ai mangé comme à la maison, des poireaux vinaigrette et un ragoût aux pommes de terre.
Je me faisais une autre idée du restaurant sélect.
Ce fut très sympathique et l’effet de surprise s’arrêta là.

De retour sur le terrain de pétanque, nous fûmes balayés en quelques mènes avec les félicitations malicieuses de nos adversaires. Nous n’étions pas dupes, nous savions à quoi nous nous exposions, mais c’est ainsi… Nous étions plus en villégiature qu’en conquête de coupe et d’espèces sonnantes et trébuchantes. Je suivais le chef qui assurait toutes les dépenses.

Il m’arrive encore de penser à Noël qui m’a sans doute donné confiance en moi à un âge où je doutais fort de l’avenir.
Je le vois encore, les bras croisés et bien serrés contre son corps, inspectant un jeu pour pour trouver une solution. Il n’était pas de ceux qui jetaient la boule sans réfléchir, il cherchait une embrouille… parfois en désespoir de cause nous balancions un missile en rase mottes pour détruire le jeu comme dans un jeu de quilles. Cela surprenait et déstabilisait l’adversaire lorsque l’effet était réussi.
Ce sont des moments que d’autres oublient vite, les pensant insignifiants ou s’en fichant royalement. Se remémorer est une force qui donne toute sa teneur, toute sa saveur et tout son poids à la vie.

Je te salue Noël !

Photo en titre.
Une idée de l’époque, Noël ne figure pas sur la photo, les six de gauche ne sont plus de ce monde.

L‘image du jour :

A part le floutage sur la gauche, il n’y aucun trucage.
L’âne et le chien – une souche de châtaignier – étaient dans le même enclos.
J’ai cherché l’angle pour les voir ainsi.

2 Comments

  1. Belle histoire d’amitié et de confiance, plus que d’argent, c’est bien de cela dont vous aviez besoin.
    J’aime bien l’image, jolie 🙂

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