Retour chez moi.

Vingt-quatre ans plus tard, j’étais de retour dans mon village natal.

J’avais été amusé par la remarque d’un ami qui me taquinait : « Alors, désormais tu vas vivre au village ? As-tu des costumes ? Eh bien tu peux les jeter, tu ne les mettras plus jamais !»
Il y avait du vrai dans sa boutade, cela s’est vérifié par la suite.
Je vis désormais à la débraille plus que tiré à deux ou quatre épingles.
Au tout début, je finissais d’user mes fringues citadines en changeant quasiment chaque jour de tenue. Tantôt en blaser bleu marine, tantôt en veste à carreaux, unie verte, jaune ou rouge sans pour autant jouer au clown, ni au dandy. Je rentabilisais ma garde-robe des villes plutôt que l’abandonner résolument aux mites.
Les enfants semblaient étonnés, tous marquaient un silence en entrant dans la classe le matin. Certains se touchaient du coude en me pointant du menton. Parfois, jouaient à deviner ma tenue avant de me voir, c’est la plus jeune de mes élèves qui m’avait mis au parfum. Souvent les filles me lançaient : « Maître vous êtes beau aujourd’hui ! » Maître, un vocable qui me surprenait au début, auquel je n’étais pas habitué. Il me semblait, en outre, ne pas maîtriser grand-chose. Je me dépatouillais au feeling plus qu’au calcul des attitudes à prendre. Alors, j’en profitais pour leur faire savoir que l’aspect extérieur avait son importance aussi, que c’était pour eux que je me présentais correctement.
Une marque de respect.
Dans la classe, j’attendais que tout le monde soit assis pour souhaiter le bonjour. Ce fut également une surprise, certains en avaient parlé à leurs parents : « Tu sais, le maître nous dit bonjour en arrivant dans la classe ». Je découvrais que les choses élémentaires pouvaient étonner, j’en profitais pour mettre en place ces principes simples, progressivement. Cela contribuait à favoriser un climat de sérénité fondé sur l’effet de surprise, simplement par des comportements courtois, quotidiens, sans jamais s’appesantir. Une sorte d’apprentissage par l’exemple renouvelé.

J’avais remarqué que certains enfants étaient craintifs et hésitaient à s’exprimer s’ils n’étaient point sollicités. J’imaginais une classe solidaire où chacun trouverait sa place, un groupe qui avancerait dans la joie d’être bien à l’école. J’avais pour cela une arme redoutable, non pour séduire mais pour rassurer, le sourire complice et la moustache enchantée. Je me suis souvenu d’un de mes premiers élèves dans la région parisienne qui disait à sa mère « Viens voir mon maître comme il est marrant ! » Elle était venue juste pour lui faire plaisir et voyant mes bacchantes rebiquées vers le ciel, me dit : « Ah ! Je comprends ! », puis elle est repartie aussitôt sans m’interroger sur sa scolarité, son enfant faisait un bon parcours scolaire. C’était à mes débuts dans la fonction.
Trop sur le vif et encore imprégné de mon parcours d’orthophoniste itinérant, les difficultés me sautaient aux yeux. Alors me vint une idée pour tenter de rassurer mon monde.
Je me suis souvenu de mon parcours laborieux, de lecteur très tardif qui traversa le primaire de manière chaotique, sans grande réussite dans le primaire. J’avançais parce qu’on me poussait plus que je ne me bougeais. J’étais très timide et très effacé. Je décidai de coller sur le panneau de ma salle, à hauteur de visage d’enfant, ma photo de CE1 dans l’école du même village.
« Vous voyez, lorsque j’avais votre âge, j’étais très effacé, un gentil petit garçon timide qui n’était pas très fortiche comme vous dites… »
« Vous étiez à l’école de Lévie ? Oui, c’était à la Navaggia, la rampe existe encore… » Cela les intrigua beaucoup et certains s’attardaient devant la photo au moment de sortir à la récré. Ils souriaient, semblaient s’amuser, j’ignore ce qu’ils se racontaient.

L’épisode de la poubelle est arrivé assez rapidement. Je m’étais rendu compte que la poubelle de la cour de récré n’était vidée que lorsqu’elle était pleine à craquer. Les enfants jetaient leurs papiers un peu partout dans la cour. Nous fîmes une visite guidée lorsque toutes les classes étaient rentrées, pour constater l’état de l’aire de jeu. Ce fut l’occasion d’un débat pour décider d’une campagne d’affichage visant la propreté de la cour. Les heures de travail manuel et de dessin étaient réservées à la confection de grandes affiches dont une était destinée à la mairie pour veiller à faire vider la poubelle plus souvent sans attendre qu’elle déborde et décourage les enfants. Une délégation s’est rendue à la maison commune pour proposer l’affichage sur place et expliquer notre travail. Le thème tournait autour de « Poubelle bien nourrie sourit » et « Poubelle trop nourrie vomit »…

Les samedis matins, jours forts remplis, calmes et sereins, c’était le moment des synthèses, des exercices plus poussés, des défis pour la semaine à venir…  Ma classe était pleine, une maman avait fait mine de se plaindre en disant qu’ils ne pouvaient plus faire la grasse matinée le samedi car leur enfant était débout tôt pour aller à l’école. C’était bon signe…

J’avais besoin de faire le point avec moi-même en entrant dans cette nouvelle fonction que je n’avais plus pratiquée depuis plus de vingt ans. Je me trouvais dans la peau d’un débutant. Un débutant déjà largement déformé par une pratique totalement différente, un vieux débutant qui devait se remettre en question en cassant tous les codes d’une approche de l’apprentissage scolaire radicalement différente. Pour cela, j’avais besoin de me retrouver seul pour méditer sur mon nouvel art d’enseigner.
Envahi par le doute et l’incapacité de bouleverser mes conduites forgées de longue lutte, je m’isolais pour prendre l’avis du recul.

Cette attitude persista quasiment toute la première année.

Les samedis, en sortant à onze heures trente, je filais à la maison, attrapais mon matériel de pêche et sans manger, je fonçais à la rivière en courant comme un fou pour parvenir le plus rapidement possible au ruisseau. Je dévalais les pentes comme lorsque j’étais adolescent. Je reconnaissais chaque rocher, chaque coulée comme si je les avais abandonnés la veille. J’oubliais le danger dans un comportement totalement débridé et inconsidéré pour me vider l’esprit du poids de la semaine. Je me retrouvais en communion parfaite avec la nature oubliant le monde de la ville comme celui du village. Seul, j’étais seul, je regardais les nuages, me blottissais derrière un arbre jouant à cache-cache avec les truites. Je me sentais léger, entouré de pureté, de simplicité, d’essentiel, m’abandonnant presque à converser avec la nature. Les plantes, le souffle caressant d’une brise et le clapotis de l’eau semblaient répondre à mon imagination. Je rentrais presque à la tombée du soir, fourbu, certain de dormir comme un anesthésié, la nuit prochaine. Parfois inquiète lorsque je tardais à rentrer, espérant me croiser sur la route, mon épouse venait à ma rencontre en voiture car je lui disais toujours l’endroit où je fuyais.
Ces moments de vide total étaient l’occasion de repenser ma pratique. Je revisitais chaque enfant, me questionnais sur son évolution et la manière dont j’appréhendais ses difficultés scolaires. Je me prenais pour le Christ en mission de sauvetage, je concevais l’enseignement par l’approche individuelle en présentant un travail personnalisé adapté à chacun.
C’était de la folie, on ne procède pas ainsi dans une classe. A vouloir me persuader du contraire, je sentais que l’explosion en plein vol n’était plus bien loin. J’avais beaucoup de mal à me défaire de la pratique rééducative profondément ancrée en moi. Il me semblait, en outre, que j’aurais dû être utilisé différemment en apportant mon expérience du détail à de jeunes enseignants, non pour les déformer mais pour leur indiquer d’autres chemins…

Cette première année fut pénible à tous égards. Un plongeon vertigineux dans un monde presque inconnu et l’abandon d’une pratique bien rodée, brutalement reléguée aux enfers.

Je vais vous raconter une anecdote amusante, si l’on peut dire. Elle constitua probablement l’effet déclenchant pour m’indiquer la voie de la sagesse. Le choix était simple, soit je poursuivais dans cette voie sans issue et miner mon existence, soit je relativisais pour éviter l’explosion.
J’en souris aujourd’hui mais pas lorsque c’est arrivé. C’était à la fin du premier trimestre, mes premiers mois de repérage et d’adaptation. Je n’avais aucun goût, ni aucune aptitude pour animer les fêtes enfantines. Noël approchait, j’étais dans ma bulle, ignorant qu’il fallait préparer quelque chose pour le dernier jour de classe de l’année civile en cours. Il devait rester moins d’une semaine lorsqu’on me demanda si j’étais prêt. Vous imaginez la panique. Prêt pour quoi ?
Quelqu’un me proposa une chanson corse intitulée « Arbureddu di Natali » (Petit arbre de Noël), j’avais le texte, on m’avait promis l’air de la chanson que personne ne connaissait. Nous apprîmes donc la récitation en attendant et préparâmes une sorte de comédie musicale autour du sapin en ignorant la musique. Il fallait de l’imagination pour sautiller, tourner autour du sapin en cadence inventée, bref, un vrai tour de force qui n’étonnait personne. Sans doute me faisait-on confiance déjà. Il y avait des lutins et quelques personnages imaginés d’après le thème de la chanson. J’étais inquiet sans être démonstratif. Point d’air encore, point de cassette audio, toujours pas de musique dans l’air et le jour approchait. L’avant dernier jour je commençais à gamberger sérieusement car sans musique, j’étais obligé de me rabattre définitivement sur la récitation et la traduction en français par les enfants de gendarmes et autres parents qui ne parlaient pas le corse. Maigre et triste spectacle en vue.
Le soir, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Il était trois heures du matin lorsque me vint l’air, le très vieil air « U trenu di Bastia » (lire Ou trainou di Basti-a, i et a séparément). Illico, je me mis à chanter dans mon lit. Brusquement réveillée ma femme se demandait si je n’avais pas disjoncté définitivement car elle savait dans quelle galère j’avais plongé.
Tout collait parfaitement. Je m’endormis presque instantanément comme un bébé, enfin rassuré. Le matin dès l’arrivée en classe, j’ai entonné puis chanté sans perdre de temps. Les enfants n’ont eu aucun mal à mémoriser la chanson ainsi embarquée dans le train en partance pour Bastia. J’étais envahi par une joie intérieure incroyable avec les poils dressés sur les avant-bras en constatant cet unisson, toute cette classe muée en chorale équilibrée, bien mécanisée. Le plus émouvant, un fils de gendarme, totalement fondu dans le bain, connaissant le texte par cœur en corse, chantait avec sérieux et grande conviction. C’était parfait, je n’en revenais pas, dans d’autres circonstances j’aurais éclaté de rire tant son implication à chanter était grande et tonitruante… Je ne souhaitais pas faire exploser cette belle cohésion qui venait de naître sous mes yeux.
Instantanément, certains enfants amorcèrent leurs pas appris sans musique et tout prenait vie.
Nous avons joué notre spectacle comme si nous avions fait cela toute notre vie, enfin presque ! C’était nickel pour moi et pour les enfants.
C’est alors, qu’un monsieur s’approcha de moi et me dit « Ce n’est pas l’air de la chanson, mais je crois que c’est encore mieux que l’original… » Je lui ai raconté ma galère, nous avons bien ri, lui étonné que je sois si fortement marqué de bien peu de chose à son goût.
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C’était presque une certitude, le « Tous pour un et un pour tous » semblait bien établi, le plus naturellement du monde… Personne n’avait imaginé que je sortais de galère…
Le bon état d’esprit installé, on allait pouvoir commencer à apprendre sérieusement en ayant l’impression de s’amuser.

Ma première classe directement liée à l’école normale de Versailles. J’avais rabattu les moustaches qui amusaient tant les enfants après la visite de la maman.
Vingt-quatre ans plus tard de retour dans l’école de mon enfance.
Affecté à cette classe sans prendre mon avis, il n’existait pas de poste à ma fonction dans la circonscription.
(Poste déjà occupé)

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