La dernière question.

Attiré par l’aventure, j’avais quitté mon village. Un peu par nécessité aussi. Trouver ailleurs un travail car la condition de ma famille ne me promettait que peau de chagrin. Encore subir, encore se contenter d’un maigre choix. J’ai beaucoup appris en filant vers d’autres horizons, on m’a beaucoup appris sans chercher à m’instruire des choses de la vie. Être à l’écoute du temps, des heures et des jours me semblait suffisant. Je prenais tout, ne perdais pas une miette de vie, sans effort, parce que c’était mon art de vivre ou plus simplement ma façon de marcher. Je regardais, j’écoutais et disais. Parfois, je disais trop mais on m’assurait que je ne dérangeais pas, alors j’en profitais et m’épanchais en longs bavardages. Beaucoup même. Rien ne me laissait indifférent mais rien ne m’étonnait, non plus.

L’empreinte était forte et l’appel de la Navaggia incessant.

Lorsque je revenais ici en vacances, je faisais le plein de « chez moi » surtout les derniers jours avant le retour dans la région parisienne. Je m’empiffrais d’images à transporter. Une semaine avant mon départ, je m’emplissais les yeux de tous mes endroits favoris. La rivière, les arbres, la vallée, les nuages et surtout les étoiles que je ne verrai plus jusqu’à mon retour prochain. Même le vent semblait jouer avec moi. Il adorait s’infiltrer sous ma chemise, en soulever les pans. Il se faufilait dans chaque espace libre, je l’encourageais à farfouiller en fermant les yeux pour mieux sentir ses caresses. Dans ses moments plus facétieux, il faisait vibrer ma moustache et s’embrouillait avec mes cheveux toujours en bataille dès le moindre souffle « briseux » (de brise). De la sorte, j’avais l’impression de repartir sans rien laisser sur place. Les deux derniers soirs, je fixais longuement le plafond avant de m’endormir, je n’étais pas certain de revoir ma chambre préférée.

Mon domaine est tout simple, il n‘y a que l’utile et l’agréable, pas trop de fioritures, totalement dénué de choses précieuses. Je n’aime pas m’encombrer de paraître. Pour qui et pourquoi ? Je n’envie pas les gens qui paradent, se perdent en monstration de biens pour se leurrer d’une valeur, se croire d’importance. En général, je les fuis, ce qui me vaut une large solitude, souvent l’abandon. Je balance mes mots sans trop les peser, persuadé que les vérités simples sont toujours bonnes à dire. Je ne cherche rien d’autre qu’être en paix avec moi-même, je ne triche pas avec mes sentiments, cela ne plait pas à tout le monde. Je n’ai jamais retenu personne. Bien au contraire, j’ai toujours encouragé à fuir, la personne qui n’en pouvait plus d’entendre mes pensées contraires. J’ignore le sens du poil pour cajoler inutilement, pour « amajouler » comme on dit chez nous (du verbe amasgiulà en corse qui signifie, grosso modo, flatter).

Mon bagage, une pleine valise de mémoire. Là-bas, loin de chez moi, il me suffisait de fermer les yeux pour retourner dans ma maison. Je visitais chaque recoin dans l’obscurité presque totale, je sentais l’odeur de la cheminée puis repartais illico à la réalité. Quelques secondes me suffisaient, j’avais l’impression d’un aller-retour à la vitesse de la lumière, un voyage toujours salutaire…

Parfois, je rêve entre utopie et futur lointain que je ne connaitrai pas. J’imagine un plus long voyage, partir en visite à travers l’univers. Une traversée des galaxies sans en mesurer les conséquences. Deux années célestes à explorer les planètes, à faire le pied de nez aux trous noirs, ces aspirateurs gloutons, friands de mystères opaques. Partir et puis revenir sur terre croyant avoir manqué deux ans. La planète bleue a vieilli de deux à trois millénaires. Le monde est désert, des sédiments ont recouvert un champ de bataille. Tout est enfoui sous une couche épaisse de cendre fine qui se soulève encore au moindre souffle, laissant apparaître les vestiges de civilisations perdues. Il ne reste plus rien. Lorsqu’on file ailleurs, l’espoir survit, le souvenir nourrit encore. L’humanité toute entière a été engloutie et cette découverte me plonge dans le plus grand des désarrois, le passé est mort définitivement, le présent est vide et l’avenir inenvisageable. Le temps n’existe plus, l’espoir, l’imagination, le langage, la communication, le lendemain, tout a sombré. Vivre n’a plus de sens. Les souvenirs d’une autre vie sont devenus inutiles, tout espoir s’est envolé avec l’absence de transmission. Il reste l’attente de s’en aller sans savoir quand et comment. Aller où ? Rien n’a changé, la dernière question demeure en suspens. L’autre monde qui entretient l’espoir semble avoir sombré dans le chaos aussi.

Ce soir, à la nuit tombante, j’ai repensé à ces sensations d’un passé qui s’éloigne. En regardant autour de moi, les gens de mon âge, je songeais au prochain voyage sans espoir de retour.
Aurais-je la même attitude en apprenant la fatale condamnation ?
Quel regard porterais-je sur les miens, sur mon environnement en attendant ?
M’emplirais-je les yeux de souvenirs comme naguère ?
Pour quoi faire et pour les transporter où ?
J’ignore s’ils résistent au dernier voyage. On peut toujours les stocker, sait-on jamais ?

Ce terrible questionnement m’a envahi lorsque les premières étoiles se sont allumées. Des nuages lourds, d’un gris sale et fatigué, courraient plus vite que d’ordinaire. On nous avait annoncé des orages, ce ne fut que rage parmi les cumulonimbus en bataille. Secs, presque froids sans une larme. Pressés, ils se hâtaient dans une course désordonnée comme s’ils ne voulaient point entendre ce qui me traversait l’esprit. Les cirrus, les stratus et les nimbus s’attardent davantage et sourient, ce n’était point leur jour.

Je sais que les vapeurs célestes chargées de larmes comprennent ce qui se trame dans l’esprit des gens remplis de tristes sentiments. Alors, encourageant le vent à brouiller les sinistres pensées d’un souffle plus fort et à couvrir les voix qui se lamentent, les nuages se bousculaient et se cognaient dans leur précipitation pour disparaître plus vite de l’autre côté de la colline.

D’ordinaire, ils préfèrent jouer à cache-cache avec la lune, c’est plus réjouissant. Séléné est plus démonstrative, sa course est plus lente. Elle lambine, disque plein ou en quartiers, trace sa vadrouille céleste inlassablement… elle a tout son temps mais sa lumière se fait blafarde lorsqu’elle sait qu’une petite étoile va finir sa vie.

Ce que je viens d’écrire n’est pas tristesse. C’est l’autre versant de la vie qui met en perspective la joie et l’amour du vivre. C’est ainsi que je cultive les contrastes, je vais de l’un à l’autre pour que tous les sens soient en éveil. J’enrichis mes jours ainsi.
N’allez pas croire que je me torture perpétuellement, que je me complique le quotidien, c’est l’écrit qui donne cette impression. Dans la réalité, je ne cherche rien, tout vient à moi, sans effort, c’est une seconde nature et m’en porte très bien.

Je frissonne et je souris, je vis. 😉

Le petit plus.

3 Comments

  1. Une belle philosophie que l’on acquiert souvent en vieillissant, rares sont ceux comme vous qui ont saisi tout ce dont vous parlez aussi jeunes, l’exil y était sans doute pour beaucoup…

  2. amasgiulà m’évoque « amadouer »………
    la question reste posée : comment accueillir le message ? et y aura-t-il un message ?
    Plus je prends de l’âge plus j’imagine ce « passage » comme une évidence qui ne m’effraie pas plus que ça…. juste un regret de quitter de belles choses et de belles personnes.
    Je suis plus réticente à l’idée de la souffrance qui peut le précéder…. ou de la lente dégradation….. si seulement il suffisait d’appuyer sur un bouton pour rejoindre les étoiles !

    1. Amadouer convient parfaitement.
      Du même avis pour souffrance et dégradation.
      Pour le reste, je continue à voyager sans appuyer sur un bouton 😉

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