L’eau de boudin.

L’histoire de monsieur Blanc* a réveillé de bien mauvais souvenirs. Ma fin de carrière que j’imaginais joyeuse s’est achevée en eau de boudin.

L’origine de l’expression « Finir en eau de boudin » n’a toujours pas trouvé raison. La version qui semble la plus plausible, en supputations et la plus admise serait l’eau de cuisson des boudins que l’on jette car elle ne sert à rien.

Il devait me rester deux ans pour terminer mon passage dans l’enseignement. J’avais derrière moi tout un passé riche fait de recherche quasi permanente et voilà que je me trouvais presque en position de débutant. J’ai mal vécu ce moment, en voici quelques raisons.

A plusieurs reprises, j’ai été convié à des stages. J’avais sollicité une entrevue avec mon supérieur pour lui expliquer que ma place, à ce stade de ma carrière, était auprès des enfants plutôt qu’à réapprendre des choses que je savais déjà. Ils en avaient grand besoin, trop de temps se perdait en discussions vaines, pour moi en tous cas.

Je me souviens d’une prof de l’Ecole Normale venue nous éclairer sur la mathématique. Une personne souriante mais fermée à tout ce que l’autre pouvait proposer.
J’avais participé, en début de carrière, pendant un an à une recherche avec un professeur de psychopédagogie et un autre de mathématiques. Notre objectif était la mise en place d’une démarche calquée sur le mode de fonctionnement des enfants. Nous faisions part de nos remarques aux enseignants qui en étaient demandeurs.
Par exemple, comptant sur la fatigabilité des enfants de huit ans, nous leur proposions un quadrillage comportant plus de trois mille petites cases. Ils avaient vingt minutes pour compter les carreaux. Ils constituaient leurs équipes de deux, trois ou quatre élèves eux-mêmes par affinités. Très vite, ils se rendaient compte qu’il fallait établir des stratégies pour tenter de trouver la solution. Peu importait s’ils avaient fini ou pas, seule l’approche nous intéressait. Au bout du temps imparti, chaque équipe allait au tableau pour expliquer sa stratégie. Ecoutant celle des autres, les équipes découvraient leurs lacunes et continuaient à affiner leur approche. Au final, ils trouvaient qu’avec les regroupements par plages de dix sur dix, il était possible d’arriver rapidement à la solution. Au passage, ils avaient découvert d’autres écritures de la multiplication… Lorsque nous abordions la multiplication, le travail était déjà bien avancé, tout s’enclenchait facilement.
Par la suite, j’ai changé de fonction et une de mes attributions était l’approche de la dyscalculie. Je faisais des découvertes perpétuelles. Je me souviens d’un enfant qui produisait des résultats de soustractions, incompréhensibles à première vue. La maîtresse m’assurait que c’était n’importe quoi. En le regardant procéder, j’ai découvert sa logique toute personnelle et cela m’a permis de remonter jusqu’à la manière d’enseigner la technique opératoire de l’enseignante. Elle avait sauté une étape dans la maturité abstractive des enfants. La plupart s’en sortaient mais ceux qui avaient un retard cognitif tombaient dans le piège. Cela a permis à l’institutrice de modifier son approche de la soustraction. Bref, j’ai passé ma carrière à fouiller dans les insuffisances de l’enseignement et voilà que ce jour de réunion pédagogique, je n’ai pas pu placer un mot. La prof était prof, elle avait tout vu et tout entendu, rien à apprendre des autres.
Ce que j’ai essayé de dire, très peu car vite muselé, n’intéressait ni n’interpellait personne.
Je bouillais de rage. Quel gâchis !

L’année suivante, à un an du départ, l’inspecteur m’annonce un nouveau stage. Je lui ai rappelé que ma place était dans ma classe et non à apprendre du vent. Rien à faire. J’étais dans une colère que je ne me connaissais pas ou plutôt si, la même que lors de mon service militaire où l’on pensait me dresser alors que j’étais apprivoisé…
Je me rendis à cette réunion et j’apprends lors de l’appel dans la cour que j’étais dans le groupe « chant ». L’image de monsieur Blanc m’est revenue en pleine face. Vous savez quoi ? J’ai refusé. Je suis resté seul dans la cour. La fenêtre de la salle de chant était ouverte et j’entendais le chœur des instituteurs envoyer de manière magistrale : « Le coq est mort… Il ne dira plus cocodi… cocoda… » Un truc comme ça.
Pauvre bête, rendez-vous compte !
J’étais un coq bien vivant et décidé à faire entendre mon cocorico de rage. L’inspecteur est venu à ma rencontre pour me convaincre de choisir un autre groupe… J’ai obtempéré pour ne pas trop en faire avant tomber aussitôt de Charybde en Scylla.
Une pauvre jeune, m’a donné un exercice à faire puis est venue quelques minutes plus tard me demander si j’avais compris. Je devais lui expliquer comment j’avais fait. La mignonne tout plein n’y était pour rien, je m’en suis voulu de lui demander de me regarder droit dans les yeux.
J’en voulais à la terre entière, j’avais l’impression de dégringoler de plusieurs étages, de ne plus servir à rien, totalement inutile, alors que j’avais demandé ma mutation pour apporter mon expérience à ma région d’origine.

Je passe sur d’autres exaspérations de ce genre, il y en eut de plus pendables… dont le refus d’une inspection, trois fois jusqu’à capitulation de l’administration.

Voilà comment on vous rend fou. On a connaissance de tout votre parcours (l’administration fait suivre vos états de services) et on vous infantilise alors que vous étiez un grand garçon, on vous pousse à la névrose au point de vous faire perdre les pédales.

Quel gâchis ! Quel gâchis ! C’est encore frais dans ma mémoire.

J’étais revenu dans ma région d’origine, rempli d’allégresse, souvenez-vous : « Comme Ulysse plein d’usage et raison, je souhaite rentrer dans mon département d’origine pour y apporter ma contribution durant le dernier tiers de ma carrière. ». C’était dans ma demande de mutation à la case « motivations ». Une motivation qui a fait frémir des collègues : « Tu es fou, il faut trouver un truc de maladie, de famille en difficulté… « 
Je m’en fichais totalement c’était ma réelle motivation. J’obtins mon « laisser partir » du premier coup au vu de mon dossier très avantageux pour un candidat à exéat.
Point de poste compatible avec ma fonction, je fus affecté à d’autres tâches.
Un homme heureux ignorait qu’il était au bord du précipice.

Je m’étais préparé à la fanfare pour m’en aller gaiment sur le chemin de la retraite.
J’ai quitté l’école par la petite porte, sur la pointe des pieds.
Je n’ai même pas fêté mon départ… on ne fête pas un massacre.

Pas étonnant tout ça, on cafouille encore sur l’étymologie de l’eau de boudin.
Une eau de boudin qui convint parfaitement à ma triste fin scolaire.

Pour finir sur une bonne note, je dois dire que j’ai été heureux avec les enfants de ma classe. Nous avons travaillé dans la joie, libres et heureux, je crois.
Ils me suivaient partout… Je pourrais consacrer un chapitre à chacun.
Je n’ai oublié personne.
Tous, du plus à l’aise à celui plus en difficulté, ont laissé leur trace, je souris encore à leurs manies juvéniles…
Nous étions sur la route, je leur souhaite bon vent.

Avec cette fin spontanée, totalement imprévue, je viens de purger mon eau de boudin 🙂

Image en titre ma première année dans une classe après 24 années de rééducations individuelles dans les Yvelines.

 

3 Comments

  1. Vous avez quitté l’école par la petite porte de l’administration mais par la grande de vos élèves, qui j’en suis certaine, se rappellent de vous avec reconnaissance. (vous aviez écrit un texte à ce sujet d’ailleurs, deux anciens élèves qui vous livraient quelque chose je crois)

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