C’est la reprise d’un ancien texte parvenu dans ce nouveau blog en mauvais état.
Ces mots rassemblés pour un clin d’œil à Régis, audio-prothésiste qui s’est penché sur mon cas.
Cette histoire, je l’ai sans doute racontée du temps où j’écrivais et publiais en premier jet.
Je vais essayer de faire mieux cette fois-ci.
Avec cette longue anecdote, on n’est pas très loin du film « Les Charlot en vadrouille ».
A l’âge de cinq ans, je fus frappé d’une surdité partielle à la suite d’une prise de médicaments ototoxiques dont les effets étaient méconnus à l’époque. Bien des années plus tard, certains généralistes prenaient conscience qu’ils avaient rendu sourds quelques-uns de leurs patients avec cette médication.
J’avais « perdu » une oreille et l’autre était atteinte. Vous imaginez facilement que le cours de ma vie allait graviter autour de cette hypoacousie. Les apprentissages scolaires furent retardés et notamment celui de la lecture qui intervint très tard vers l’âge de douze ans pour une lecture courante, non encore expressive. Cela ne m’empêcha pas de progresser, bien plus que normalement pour mon cas, et de fréquenter l’université. C’est à ce moment que j’entrepris une pratique d’autodidacte car suivre les cours dans un amphithéâtre était chose impossible.
Après mon passage à l’armée, j’ai poursuivi ma formation très souvent entre moi et moi pour décrocher un poste spécialisé dans la rééducation de la lecture et de l’orthographe.
Un pied de nez à la vie, rendez-vous compte !
Il ne me restait plus qu’à régler mon passage à l’armée. J’avais vingt-quatre ans déjà, après les années de sursis.
L’histoire commence à Tarascon. J’étais convié aux trois jours qui jaugent puis dirigent les futurs militaires dans les différents corps de l’armée. Dès les épreuves écrites, j’étais rapidement largué. La salle était immense et celui qui posait les consignes orales ne faisait pas dans la dentelle. La routine sans doute. Je n’ai pas vu mon dossier mais j’imagine que j’ai du être classé parmi les débiles légers. Les débiles lourds sont écartés avant « Les trois jours ».
Lorsque vint la visite médicale, le généraliste me demanda si j’avais quelque chose à déclarer de particulier. Apprenant mon handicap auditif, il me dirigea vers un officier oto-rhino nommé Casanova, son nom figurait sur la table. Tiens, un compatriote ! Je me sentais déjà plus rassuré. Il me regarda sévèrement et, séance tenante, frappa la branche d’un petit diapason sur le bord de la table puis plaqua le bout du manche sur mon front. Où entendez-vous ? Par là lui dis-je en faisant un vague geste dans mon ‘espace auditif valide’.
Il me regarda droit dans les yeux et me dit :
- Vous voulez faire le service militaire ?
- Ce n’est pas que je ne veux pas le faire mais je suis malentendant pour de bon.
- Hé bien ! Vous le ferez quand même ! Et je fus renvoyé sur le champ.
Quelques temps plus tard, je recevais mon affectation dans un bataillon semi-disciplinaire en Allemagne. Les ennuis allaient commencer sans que je ne me doute de rien.
Dès les premiers jours, le sergent responsable de notre groupe s’occupait de moi comme s’il m’avait à l’œil. Le matin au rassemblement, il m’inspectait de la tête aux pieds et trouvait toujours quelque chose qui n’allait pas, ce qui me valait des courses et des pompes plus que de raison. Parfois, on me réveillait à minuit pour que je nettoie à la serpillière la salle audiovisuelle, tout seul évidemment.
Un soir, nous partîmes en petites manœuvres sur une colline qui domine la ville de Radolfzell. Nous étions étendus dans la neige avec le fusil pointé sur la ville, sans munitions, c’était juste pour de faux. Mon ami Batti, un corse, était à mes côtés. Je lui souffle, histoire de détendre l’atmosphère en faisant un peu d’humour : « Si les allemands nous voient, ils vont nous prendre à coups de balais et nous n’avons même pas de cartouches pour nous défendre, nous serons la risée ! » Lui, riait les yeux fermés, moi, je n’entendais pas, après quelques minutes, nous nous aperçûmes que tout le monde était parti, sans doute discrètement. C’est lui, en entendant des bruits, qui a repéré le groupe un peu plus bas. A cet endroit, un sous-officier donnait à chaque soldat des instructions à voix basse. Evidemment, je n’ai rien entendu et donc rien compris. Il me tapa sur l’épaule pour donner le signal de départ. Je suis parti sans savoir où aller, j’avais repéré un arbre qui se détachait sur la colline juste en face. Je le pris pour cible et mis le cap sur lui sans le perdre de vue. J’étais déjà bien loin lorsque quelqu’un me rattrapa pour me signifier que je n’étais pas sur la bonne voie et me fit rebrousser chemin.
Allez savoir où j’allais atterrir en poursuivant cette vadrouille…
Durant les marches nocturnes, je perdais l’équilibre et sortais systématiquement du rang. Le sergent me traitait de con et demandait au caporal de m’apprendre à marcher. J’avais beau expliquer que c’était dû à mon audition, ils ne voulaient rien savoir. Je commençais à ne plus supporter, j’avais établi un plan d’évasion en contournant le lac de Constance, pour débarquer en Suisse puis en Italie avant de rentrer en Corse. Un niçois voulait partir avec moi.
Quelques jours plus tard, je fus envoyé à l’infirmerie pour débouchage d’oreilles. On m’installa devant une bassine remplie d’un mélange d’eau et de liquide rose puis on entreprit de me vider une partie du contenu dans les oreilles avec un petit siphon. En sortant de cette épreuve, je ne savais plus où j’étais. Je me rendis dans ma chambre en oubliant ma capote et mon béret accrochés dans le couloir de l’infirmerie. Lorsque je suis retourné les chercher, tout avait disparu. Le soir, j’étais inquiet car je n’avais plus le nécessaire pour me présenter le matin au rassemblement. Batti avait remarqué ma mauvaise humeur. Lorsqu’il en connut la cause, il me fit signe de patienter. Quelques minutes plus tard, il faisait irruption dans la chambre, m’ordonna d’ouvrir le casier et balança des affaires : « c’hè tuttu ! » me lança-t-il. (Tout y est) Je me suis endormi sans trop de difficulté. Le lendemain, en mettant la capote, j’ai réalisé que la personne devait mesurer un mètre quatre-vingt-dix. On ne voyait ni mes mains ni mes pieds. Cela n’échappa point au sergent aboyeur du matin qui m’avait dans le collimateur et crut définitivement que je le faisais exprès. L’index pointé sous le nez, l’œil mauvais et la voix cassante, il m’asséna :
- Les p’tits cons comme toi, ici, on les dresse !
J’étais devenu réfractaire à toute consigne, ne craignais ni le mitard, ni la fusillade, totalement insensible aux réprimandes. D’ordinaire, un tel traitement et bien moins, ça calme. Ce fut l’effet inverse pour moi, résister et s’opposer.
La hiérarchie commença à penser qu’il était temps de se pencher sur mon cas avec d’autres procédés. Après de nombreux épisodes désagréables, notamment dans le bureau d’un lieutenant que je refusai de saluer militairement à trois reprises, et qui me menaça jusqu’à me mettre plus bas que terre, je fus envoyé à l’hôpital pour des examens plus poussés.
Une aventure nouvelle allait commencer.
Un soir avant la tombée de la nuit, on me conduisit à la gare en jeep avec un ordre de mission. Alors qu’on nous avait interdit de circuler seul en ville pour des raisons de sécurité (de jeunes allemands nous attaquaient avec des cutters), on m’abandonna sur le quai sans aucune recommandation. De surcroît, j’ignorais à quel arrêt je devais descendre à Constance. J’ai sauté sur le quai dans une gare au hasard (le troisième arrêt dans la ville). Vers minuit et ne sachant où aller, je me suis endormi sur un banc. Aux alentours d’une heure, la police militaire m’a ramassé et m’a conduit dans une caserne. Le matin, j’étais dirigé vers l’hôpital.
La salle oto-rhino était impressionnante. Les appareils démesurés semblaient du dernier cri. On se serait cru à la NASA pour me former cosmonaute. Très vite le spécialiste conclut à une hypoacousie avec cophose (surdité) congénitale d’une oreille. Ce n’était point congénital puisque j’entendais jusqu’à l’âge de cinq ans mais il n’avait pas toutes les infos à sa disposition, l’essentiel était qu’on reconnaisse enfin mon handicap. Il m’annonça que je serai réformé, me demanda mon niveau d’étude et m’assura qu’on m’affecterait à une tâche administrative dans un bureau en attendant la réforme.
Après avoir confisqué mes fringues, on me mit en pyjama froissé de sorte que les manches couvraient juste les bras pas les avant-bras et les cuisses seulement, pour la partie pantalon. Des espadrilles en guise de chaussures. Je n’avais aucune chance de m’évader avec un tel accoutrement. Nous étions au mois de décembre dans un décor neigeux.
Dès le premier jour, on me tendit des bottes et je fus affecté à l’épluchage des pommes de terre dans une salle en contre-bas, inondée jusqu’à dix centimètres. Nous vidions les sacs dans une machine et nous reprenions tous les tubercules qui sortaient imparfaitement épluchés. Au bout de quelques minutes, j’avais les doigts glacés, paralysés, j’ai refusé de continuer, affolant tout le monde. J’avais l’impression qu’une autre procédure, tout aussi désagréable que la première allait s’installer ici, mon instinct de mule récalcitrante reprenait le dessus. On me sortit de ce « bureau » pour me placer aux poubelles, très tôt le matin suivant. Les mains restaient collées au métal, j’avais tiré les manches sur les avant-bras afin de pousser avec les plis internes des coudes, recouverts d’un bout de pyjama. J’étais observé, certains se tamponnaient le pariétal (la tempe) du doigt pour signifier que j’étais un peu, beaucoup barjot. On ne me garda pas très longtemps à ce poste, on me bombarda en cuisine pour faire la plonge. Là, j’étais à l’aise avec mes deux bassins d’eau chaude. Une vasque au Teepol pour dégraisser, l’autre à l’eau claire pour rincer. Le boucher était un civil allemand, je n’avais aucun mal à lui expliquer que j’aimais le steak sur la plaque chauffante de la cuisinière. Il m’en coupait de belles tranches et je buvais la bière non traitée au bromure, une marque pour les civils qui travaillaient à l’hôpital, les identifiait. Cela faisait mes soirs de gloire et tempérait mes angoisses débridées.
J’étais aux anges prêt à faire carrière à la plonge, casseroles et plats étaient à mes ordres, désormais. Les ustensiles sortaient nickel et filaient au pas cadencé, en très peu de temps, je passai « sergent chef » de vaisselle sautant plusieurs grades d’un seul coup.
A ce stade, j’ignorais que je n’en avais pas fini avec les mésaventures.
De retour à la caserne, je fus « dégradé » sur le champ.
Réformé officiel, je n’étais plus militaire.
Remis en pyjama et condamné à garder la chambre jusqu’au retour en France, après la réforme. Le sergent de service venait régulièrement tirer mon matelas parterre, à peu près toutes les demi-heures le matin. Un jour, ils ont eu besoin de moi pour aller chercher des vêtements car les autres militaires étaient en manœuvres. On me rendit mes habits pour accompagner le chauffeur hors de la ville. Après avoir signé le papier, ce dernier s’est aperçu qu’il avait oublié de compter les effets, il manquait un pantalon et deux vestes. Sans perdre le nord, il me demanda s’il pouvait dire que c’était de ma faute, je ne risquais rien. Evidemment, ils ont cru que je les avais enquiquinés jusqu’au bout. Même les militaires de ma chambrée me menaçaient, je ne dois mon salut qu’à Batti qui vint dans la chambre avec d’autres amis, les prévenir que je n’étais pas seul. Là, tout s’est arrêté.
Batti, je l’ai revu quarante ans plus tard. Il se souvenait de tout, de mon plan d’évasion qu’il était encore capable de décrire.
Lorsque je fus libéré deux mois après mon arrivée, j’avais l’impression de revenir de guerre. Le train était très lent, j’ai cru que Strasbourg était au bout du monde. Aux alentours de minuit, j’errais sur la grande place Kléber, un peu perdu. J’ai décidé de fêter mon retour en France. Je crois que j’ai mangé la meilleure choucroute de ma vie. Attablé seul, et chose étonnante, moi qui cherche toujours un coin discret, je m’étais installé bien en vue sur la grand-place presque déserte
Puis j’ai pris le train pour Nice. Un long trajet que je décrirai dans un autre texte car ce fut une autre mini-aventure.
Lorsque je suis arrivé devant la porte de celle qui m’attendait sans être prévenue de ma libération, comme un clin d’œil à mes mésaventures, elle sortait avec son classeur sous le bras pour rejoindre sa fac. Elle ouvrait la porte du couloir au moment où j’allais la pousser.
Ses sautillements de joie ont effacé en quelques secondes toutes les péripéties désagréables que je venais de subir, en si peu de temps. C’est une image que j’ai gardée en moi, nous avons vécu une après-midi de rêve, j’en avais bien besoin, elle aussi, je crois.
C’est pourquoi, j’ai toujours cultivé les contrastes de le vie…
Eh bé! Voilà qui ne me réconciliera pas avec tout ce qui touche à l’armée! J’en ai des frissons dans le dos, un traitement qu’on peut rapprocher de la torture et des gens souvent pas bien intelligents et vicieux qui avaient droit de vie et de mort sur vous. 🙁
Et je n’ai pas tout raconté 🙂
Allez-vous le faire?
Non pas tout, sinon, c’est un roman et il faut tout recentrer.
Par exemple, le RDV chez le lieutenant à son bureau… On m’a entrainé à me présenter avant d’y aller, j’ai refusé et rentrais avec le béret dans la poche, me faisant renvoyer à trois reprises pour recommencer selon la règle, jusqu’à ce qu’il explose… Je dois reconnaître que c’était impressionnant. 😉
En revanche, je raconterai le voyage Strasbourg/Nice, peut-être…
Bonne soirée Al.