A faire lever tous les soleil d’un matin…
Une suite à « Quand la grande muette fait la sourde oreille. »
Lorsque j’ai quitté Strasbourg, le ciel était bas et l’atmosphère très humide. Les trottoirs et les rues brillaient sous la lueur des réverbères légèrement embrumés. Une lumière plate, glacée comme du papier photographique, donnait l’illusion d’une patinoire, par endroits.
Je serais rentré chez moi à pied, l’esprit soulagé, presque l’esprit nouveau d’un homme épris de liberté, fraîchement sorti de prison. Je me sentais pousser des ailes, mon corps devenu léger m’aurait volontiers mêlé à un vol de cigognes regagnant le sud, si le temps avait été à la migration.
Rentrer à pied jusqu’à Nice, une sacrée trotte, j’étais pressé d’arriver au bout du voyage.
Le train me convoyait vers une autre aventure lorsqu’il démarra après une heure du matin.
J’avais pour bagage un petit sac qui contenait très peu d’habits. La partie volumineuse se constituait de deux rations de survie et d’un foulard vaporeux plié de telle sorte qu’il ressemblait à une rose de Baccara dans un écrin de celluloïde transparent. J’avais repéré cette fleur à la boutique de la caserne, je savais que je l’emporterais avec moi, le jour de mon départ.
Je subissais le contrecoup d’une fatigue plus psychique que physique. Mon esprit relâché s’était affalé, totalement abandonné par l’inquiétude, cherchait un peu de repos.
Je ne trouvais pas le sommeil. Le bruit des roues sur les rails rythmait chaque seconde d’un « toum toum, toum toum » qui s’installe dans l’esprit et ne cesse qu’à l’occasion d’un ralentissement ou d’une diversion passagère. Parfois quelques lumières blafardes visitaient le compartiment à la sauvette laissant l’impression d’une lueur vague et pressée et nous repartions en veilleuse. A l’approche d’une gare dont j’ignorais le nom, les freins provoquaient des balancements d’avant en arrière, me plaquant contre le dossier puis me propulsant vers l’avant dans son effet final.
Les voyageurs s’étaient assoupis, je veillais comme si j’avais la sécurité du train en charge. Des tas d’idées me passaient par la tête.
M’a-t-elle attendu ? Est-elle passée à autre chose ?
Je ne rentrais pas chez moi mais chez ma copine qui n’était pas prévenue de mon arrivée.
Nous correspondions par courrier très suivi et tout semblait clair entre nous. Parfois, je me demandais si elle n’avait pas rencontré quelqu’un d’autre. Elle vivait dans la beauté des choses en milieu estudiantin alors que je galérais en milieu hostile. C’était facile de rencontrer un gars plus grand, plus beau et à l’ouïe fine. Dans les éclats de rires et l’insouciance, cela devait courir les campus, dans un tel cas, mes chances me semblaient maigres.
Dans la foulée, je me récitais l’histoire inverse, je me persuadais du contraire en refaisant notre parcours encore à ses balbutiements mais déjà très riche en surprises. Je venais de découvrir une vie nouvelle à peine sorti du néant mais j’étais plein de rebondissements, j’intriguais toujours, capable de surprendre par des sauts inattendus. En perpétuelle gambade souriante.
L’expérience que je venais de vivre m’avait fragilisé au point de douter de mes capacités. Comment aimer un personnage dont chaque acte est un échec patent ? J’avais l’impression d’avoir été détruit, savamment déconstruit, je ne sais pour quelle noble cause. S’en prendre à un individu en détresse, incompris de tous, que l’on croyait défier la Grande Muette.
Il en fut ainsi un bon bout du voyage avant que je ne m’endorme un peu, sans doute achevé par toutes ces interrogations sans réponse. Le train ralentit, nous entrâmes dans une gare, nous venions de passer devant le panneau « Bagages ». Illico, me revint l’histoire de mon ami Antoine parti trop vite, trois ans plus tôt. Deux copains se réveillent, toujours dans le brouillard, un peu étourdis, et l’un demande à l’autre : « Nous sommes arrivés ? Non, pas encore, nous venons de passer Bagagesse. »
Le matin approchait, je commençais à avoir faim, je me décidai à ouvrir une ration de survie lorsque le vendeur de boissons et de croissants débarqua dans l’allée avec son chariot. Dès qu’il vit que je m’apprêtais à ouvrir mon paquet, il me supplia de ne pas le faire. Il rêvait d’en avoir un pour le montrer à sa femme en souvenir de son service militaire. Il me proposa un croissant et une boisson en échange. Je ne me fis pas prier c’était pour la bonne cause. Devant tant d’empressement, je l’imaginais heureux paradant devant son épouse… Je ne suis point rabat-joie.
Le jour fit suite à la nuit, j’avais du mal à concentrer mes idées, je me laissais divertir par le paysage qui défilait, surgissant en « coucous » mécaniques et stupides pour nous distraire bêtement.
Douze heures pour arriver en gare de Nice.
Je crois que j’ai dû voler pour gagner au plus vite le 58 boulevard François Grosso (Je ne suis plus sûr du numéro).
Annie habitait là chez des amis.
Pile, arrivé devant le portail d’entrée, elle sortait avec une amie étudiante, le classeur sous le bras, pour aller à la fac.
Une amie formidable, qui comprit instantanément qu’elle devait se rendre à la fac toute seule.
A ses sautillements de joie, d’Annie et non de sa copine qui esquissa juste un gentil sourire en pianotant de ses doigts, la main levée en signe d’aurevoir…
Vous ne pouvez imaginer à quel point j’étais heureux.
Après un service militaire plutôt chaotique et dérangeant, une autre vie s’offrait à nous.
Nous ne nous sommes plus quittés, notre parcours, sans doute tirant à sa fin, continue encore joyeusement.

Très beau et cette rose pour clore cette histoire au départ si moche, c’est bien de vous Simonu 🙂
Une rose dans un cimetière.
J’avais été attiré par les fils, faiblement visibles ici, qui soutenaient une toile d’araignée.
J’en ai fait un autre usage par ailleurs.