Elle était là.

Orchidée sauvage de Corse.

En cette fin de mois de juin, Batistu revenait au jardin.
L’herbe était haute, le potager d’ordinaire si bien dessiné, n’était que broussailles.
Perdu au milieu d’une flore devenue folle, le vieil homme ne bougeait plus. Il n’osait plus faire un pas…
Elle était là.
Sous ses pas, dans les trèfles, les renoncules et les giroflées, partout, habillée de couleurs diverses…
Elle était là.
Il s’est souvenu de sa robe de gitane lorsqu’ils étaient jeunes.
De son allure aérienne et légère lorsqu’elle dansait.
Omniprésente, vivante en chaque plante, elle le charmait encore…
Elle était là.

Bouton d’or.

Il n’a plus l’humeur au potager, à retourner la terre, à faucher le foin pour faire place nette, il ne veut plus rien toucher…
Il la cherchait.
Devinait sa présence, visitait sa jeunesse, sans un sourire, le visage bien triste…
Il savait… qu’elle était là.
Un sanglot lui noua la gorge, des larmes coulaient sur ses joues, il n’avait plus l’âme joyeuse, abandonné, seul loin de tout…
Dans le secret de ses pensées, il songeait à s’en aller à sa rencontre…
Partout, sa présence avait envahi le jardin, dotée d’ubiquité,
Elle vivait là…

Inflorescence de trèfle.

Un jour du mois d’avril
Sans se découvrir d’un fil
Elle fut saisie par la Covid
Une maladie avide qui fait le vide.

A l’hôpital elle a souffert
Ses poumons manquaient d’air.
Elle lutta sans grande fortune
Revint chez elle dans une urne.

Aux quatre coins du jardin,
Batistu dispersa ses cendres
N’osait plus descendre
Jusqu’à ce petit matin.

Désormais, la flore sauvage
Evadée de sa cage,
Dans un beau désordre,
Presque avec miséricorde,
Assure que la belle Lila
S’est endormie là.

Elle est bien là,
Un jour, il la rejoindra…

Et puis un matin, Batistu releva la tête.

Giroflée dans le crépuscule après la pluie.

Vous savez, disait-il, « Ce n’est pas facile ».
Bien sûr, c’est la vie mais quand cela vous tombe dessus, même à un âge avancé, c’est dur, je vous l’assure, de se retrouver seul.
Cela faisait soixante ans, ça vous parait beaucoup et trouvez cela presque normal ? Non, non, rien n’est normal lorsque la douleur vous atteint par surprise.
Je sais qu’en allant au jardin, je la verrai partout. Je sais qu’elle sera là, au milieu des graminées, parmi les mourons, tapie dans les coquelicots.
Il me suffira de me pencher, de la toucher, caresser cette chose qui m’attire dans l’inextricable imbroglio des plantes sauvages.
Il me suffira de regarder un instant puis me souvenir de nos escapades au bord de la rivière, de nos courses folles dans le maquis en faisant semblant de nous perdre, en pleine chaleur estivale, dans le concert stridulent des cigales.
Oh, oui, nous étions jeunes, nous nous trouvions beaux, la vie était belle, encore insouciante. On ne savait pas qu’un jour nous serions vieux à se méfier du temps, à craindre les dangers, à maudire la santé qui nous abandonne ou nous affaiblit.
Lila était joyeuse encore, bien plus alerte que moi.
Ah ! Je prenais soin d’elle, je la sermonnais parfois ! Mais que fais-tu là ? Ce n’est plus de ton âge ! Laisse tomber ces bûches, je vais m’en occuper. Elle riait et puis disait « Tu crois que je suis vieille, que je ne suis plus capable de porter cela ? Regarde ! » … elle ajoutait un autre bout de bois. Puis, trottait et riait très fort, me passait sous le nez en me pinçant le menton comme si elle me tenait par la barbichette.
Nos yeux brillaient encore, le temps n’était pas fini, il nous accordait quelques folies dans ses meilleures humeurs, de la folie douce jusque dans nos ébats.
Ah ! Vous croyez toujours que nous étions vieux, tous les deux ?
La vieillesse n’atteint que ceux qui ne sourient plus à la vie, ceux qui bougonnent ou qui ronchonnent trop souvent.
Je vous l’assure, la vie est belle, elle était belle, plus encore, lorsque nous étions tous les deux.
Je suis triste mais il me reste encore un peu de temps, je vais le courir à ma guise, le mot fin viendra lorsqu’il voudra.
C’est lui qui préside et décide.

J’irai la voir souvent dans le jardin,
A l’aube des frais matins
Au milieu des herbes folles,
Renifler ses jolies corolles.
Je ferai visite à ma colombe
Comme on la fait à la tombe.

Je sais qu’elle ne dira rien et qu’elle me sourira…

Oui, je sais, elle est toujours là !

Géranium sauvage, herbe à Robert.
Le mouron bleu.
Elle était là, comme ce coquelicot sur un rejet de cerisier qui se prenait pour une rose.
Au milieu des coquelicots, encore danseuse, elle était là…


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