Ce texte a été écrit, il y a une quarantaine d’années.
C’était le temps des cathédrales, des grandes croisades « la lecture pour tous » avec l’étendard de l’égalité des chances, au vent.
Personne n’avait remarqué, tout en bas dans le coin droit de la bannière, écrit en tout petit, « Egalité des moyens seulement, et encore… »
On nous avait dit d’en haut que cela était possible, alors nous y allions remplis de joie. La tâche était difficile, rude, et devant les échecs patents nous y croyions encore, en partant à l’assaut sans relâche… Puisqu’on nous disait que c’était possible, ça doit être possible, et la névrose nous guettait en piochant souvent dans l’eau…
Des apprentis lecteurs en difficulté, il y en avait de toutes les couleurs, de l’immature ordinaire au révolté fortement marqué par un profil psychologique. Tous opposaient une résistance provisoire ou durable à la contrainte scolaire. Le plus souvent, chaque intervenant y allait de sa bonne volonté, de sa méthode préférée. La guerre des méthodes battait son plein avec une préférence pour la globale. La bataille était perdue d’avance car tout enfant qui ne présente pas de carences cognitives, affectives et suit normalement sa scolarité sans s’absenter souvent, apprend avec n’importe quelle méthode. Dès que le mécanisme est acquis la progression bascule du linéaire vers une sorte de révolution et cela peut aller très vite selon les enfants.
Je commençais à entrevoir nos limites et j’adressais le texte ci-dessous à mes collègues du régiment d’infanterie à l’assaut de l’échec scolaire. A ceux qui s’acharnaient à vouloir réussir leur mission, coûte que coûte, parce que la pression exercée sur eux leur ôtait toute lucidité et toute objectivité.
Les naufragés de l’écrit.
Tout lecteur confirmé fonctionne sur le mode de la reconnaissance immédiate.
Son regard et son esprit sont entraînés à faire concomiter forme et fond, perception visuelle et sens.
Le mot prend sa pertinence dans la phrase, la phrase dans le texte et tout est source et ruisseau, tout ne coule que pour faire couler l’autre. La fluidité de la pensée se puise dans la fluidité de l’écrit. De la sorte, on reconnaît le torrent impétueux et viril, capricieux et turbulent ; le ruisseau calme et poétique, silencieux et bucolique ; le fleuve large et plat, pollué et stérile.
Tout le monde n’est pas le Nil chargé d’histoire et de rêves.
Tout le monde n’est pas le fleuve Amazone mystérieux et impénétrable.
Tout le monde, enfin, n’est pas le Gange mystique et imperturbable.
A chacun son style, à chacun son eau, limpide, boueuse, légèrement trouble, bouillonnante, légèrement sautillante…
Il y a les grands cours navigables et puis les autres, tortueux et pénibles. Il y a les grandioses et les insignifiants, les ridicules et ceux qu’on ignore.
A travers des parcours rectilignes, au hasard des méandres, à l’aplomb d’une cascade, l’esprit vogue, suit, épouse, se cogne, s’émousse ou se vide.
Tous ces passagers embarqués dans le canot de la lecture apprécient à leur manière ou luttent contre le courant qui les emporte.
Et puis, les autres restés sur la rive, les regardent passer sans comprendre… ils voudraient bien se laisser bercer par le courant mais ils ne savent pas nager et n’osent s’embarquer.
Alors, certains font des efforts désespérés et pagaient à vide pour apprendre la combinatoire.
D’autres se lancent dans des joutes terribles avec les mots… à coups de rame, bien sûr.
Il est des enfants plus tardifs, les réfractaires d’un moment, qui ont besoin de ramer longtemps… il n’est pas certain qu’ils aient un jour le pied marin.
Il est des enfants que l’on met à l’eau sans attendre, qui après quelques balbutiements, quelques hésitations, trouvent les bons réflexes comme s’ils avaient toujours vécu dans l’onde.
Si au hasard de vos rencontres, vous apercevez un enfant à la rame brisée par les durs combats contre les mots, ne le jetez pas à l’eau dans l’espoir de le voir surnager.
Réconfortez-le, promenez-le sur la berge, parlez-lui de l’onde, de la vie intense qu’elle engendre et qui l’habite.
Enfin, tendez-lui une rame toute neuve, tout doucement apprenez-lui les gestes de la confiance et de la patience.
Si d’aventure, sa rame se brisait à nouveau, prenez-le par la main, montrez-lui, au-delà du rivage, la beauté des choses qui l’entoure.
Mais surtout ne pleurez pas sur ses débris : vous le retrouverez peut-être un jour, funambule, habile à jouer sur un fil… Vous vous surprendriez, alors, à l’applaudir.
La vie c’est la réussite quelque part mais aussi l’échec ailleurs. Et même si notre combat est d’éviter les échecs, la vie s’arrêtera probablement le jour où l’homme n’aura plus que sa réussite pour s’ennuyer, tuant du même coup le contraste qui l’anime.
Il faut sans doute garder à l’esprit que l’école c’est la vie et non la vie l’école.



L’année prochaine, je leur enverrai la brigade et je mettrai des panneaux partout pour qu’ils apprennent à lire avant la maturité des fruits…
Mais viendront-ils à mon école pour apprendre, avant la fructification ?
Pas sûr, pas sûr, ils s’en fichent !
Bien joli texte, comment a t-il été accueilli par vos collègues?
N cherchez pas pour les geais, il est évident qu’ils préfèrent les figues, comme je les comprends! 😉
Ils connaissaient ma pensée et n’ont donc pas été étonnés.
C’est compliqué d’en dire plus.
Bonne soirée Al. 🙂