Brandali, c’est le trépied que vous voyez à l’image, un instrument encore fort connoté dans mon esprit et sans doute dans celui de ceux de mon âge qui ont fréquenté le même collège.
C’est une vieille histoire et un titre intrigant.
Objet incontournable dans les cheminées de notre enfance avant l’installation du réchaud à gaz dans la maison, mais le plus étonnant demeure l’usage du mot au collège, pour attraper un autre sens.
Je venais de passer en sixième. Pas très sûr de moi, bourré de difficultés scolaires, je m’inventais des petites stratégies pour tenir le coup sans trop me faire remarquer. Je craignais surtout le directeur du collège, très autoritaire et très à cheval sur la discipline. Il savait que chacun cherchait à tirer son épingle du jeu par des moyens détournés et parfois, se faisait un malin plaisir à déjouer nos feintes.
L’homme m’avait impressionné l’année précédente. Notre maître de CM2 demandait souvent aux élèves les moins dégourdis, les plus timides dont je faisais partie, d’aller porter ou quêter une nouvelle au collège qui se trouvait à l’étage supérieur. Je détestais ce rôle d’estafette au point de me lamenter en silence lorsque j’étais désigné porteur ou quêteur de nouvelle : « Voilà, je le savais, fallait que ça tombe sur moi … » J’avais un problème particulier avec cette affaire. Mon audition, n’était pas au mieux de sa forme et je redoutais de ne pas entendre le fameux « Entrez ! » lorsque j’avais toqué à la porte. J’étais presque terrorisé par un contretemps, trop tôt ou trop tard et de me faire réprimander. Je m’étais préparé un petit scenario qui marchait le plus souvent. Je m’arrêtais devant la porte, prenais une profonde respiration, puis frappais très fort avant d’entrer au bout de cinq à six secondes. J’étais certain que mon « toc ! toc ! » très sonore serait entendu et que je ne risquais pas de louper mon coup. J’entrais donc sans chercher à écouter l’invitation à le faire, pensant qu’après pareils coups, le fameux « Entrez ! » fusait automatiquement. Je ne l’entendais quasiment jamais.
Ce jour-là, chargé de porter un papier chez le dirlo, j’ai procédé comme d’habitude. Manque de pot, je n’avais pas été invité à entrer lorsque j’ai ouvert la porte. L’enseignant en chef me regarda en fronçant les sourcils et me lança :
– Imbè ! T’ha un picchju ! O chjochjo, dà scità i morti ! * suivi de :
– Sors, frappe normalement et attends que je te donne la permission de rentrer !
J’étais perdu et sonné à la fois. Même lorsque mon truc ne marchait pas, je n’avais jamais été cueilli de la sorte.
De retour dans le couloir, huis refermé, j’ai frappé normalement et collé aussitôt l’oreille contre la porte pour tenter d’entendre le fameux sésame.
Rendez-vous compte, tous les petits tracas que peut vivre un élève en plus de ses difficultés scolaires …
Pour la petite histoire, on nous interdisait de parler corse dans la cour, quelques enseignants ne s’en privaient pas dans leurs moments d’exaspération, il faut reconnaître que nos expressions locales sont hautement plus colorées que celles en français. Parfois, il faut toute une phrase sans saveur pour traduire un mot chargé de sens et qui parle tout seul. On se rattrapait à la maison, il ne m’est jamais venu à l’esprit de parler en français avec ma mère et ma grand-mère. Quant au père et grand-père, on n’y songeait même pas. Bon passons, passons…
Notre professeur était un bon enseignant, j’ai beaucoup appris avec lui mais il avait ce côté rude qui compliquait les relations. Je l’ai beaucoup observé et cela a exercé mon sens de l’analyse des comportements, très tôt.
Durant les interrogations écrites, il faisait semblant de lire le journal. Avec sa cigarette, il perçait un trou pour nous espionner, c’est de la sorte qu’il repérait ceux qui copiaient en cachette. Un jour, il mit le feu au journal.
Un de nos camarades galérait pour apprendre une tirade du Cid qu’il devait jouer devant les autres élèves. Quelque peu embrouillé, il déclara : « Me connais-tu bien qui je suis moi Don Diègue ? » Cela faisait un moment que l’élève cherchait à mémoriser ce passage et à chaque fois, il achoppait sur cette réplique… Le maître l’attrapa par l’oreille en lui assurant :
– Ie, ti cuniscimu abstanza, u fidolu di… ! ( Oui, on te connaît assez, tu es le fils de … ! )
Selon les bêtises que nous faisions, nous avions droit à des heures de colle à consommer le jour de relâche en milieu de semaine. Une heure, deux ou trois heures sanctionnaient le degré de gravité supposé. Lorsque son exaspération était portée au paroxysme, le professeur se faisait un plaisir de nous claquer un « Brandali ! » tonitruant, suivi de trois doigts pointés sous le nez. Nous n’avions aucune difficulté à comprendre que nous venions de ramasser trois heures de colle, la punition suprême.
Le « tripède objet » amusait beaucoup notre directeur pour nous signifier une belle colle qui triple les heures. Et lorsque qu’un camarade de classe nous confiait qu’il avait pris « Dui brandali » (deux trépieds), on comprenait qu’il allait mijoter deux jeudis consécutifs à faire des exercices en tous genres…
Après un double brandali, on se tenait à carreau un bon moment…
Même très longtemps après sa mise à l’écart des chaumières, « brandali ! » rugit encore dans ma mémoire.
*Imbè ! Tu as une frappe à réveiller les morts !
