Jonathan avait débarqué dans notre classe en début d’année scolaire, vers le mois d’octobre.
Un petit passereau fragile, tout en plumes.
Spinachjatu, dit-on chez nous, les cheveux ébouriffés.
Le vent mauvais qui souffle en rafales déraisonnables en ces jours de réchauffement climatique avéré, l’aurait sans doute emporté sur la colline de Cacareddu qui fait face à l’école. L’enfant était léger, très léger, plus petit et plus malingre que les autres écoliers de la classe.
Souvent, à l’entrée du matin, il arrivait, les cheveux en bataille, l’air ensommeillé, le sourire timide toujours porté vers l’autre, perpétuellement accroché à ses lèvres. On aurait dit qu’il ne savait que sourire et sa soif d’apprendre faisait plaisir à voir.
Le fragile Jonathan, mais agile comme une belette, posait sur moi son œil légèrement inquiet. Il s’interrogeait avant de m’interroger : Est-ce le bon moment pour l’interpeller ? semblait-il se dire. Il me tapopait le bras de petits coups mesurés pour que je me tourne vers lui. C’est alors, se rapprochant de moi jusqu’au tableau, qu’il tentait une explication, donnait un exemple pour prolonger ce que je venais de dire. Puis, rassuré, certain d’avoir compté à mes yeux, il repartait à sa place comme un mustélidé joyeux qui affichait son contentement en sautillant à cloche pied.
Son écriture en gribouillis, toute en arabesques folles, ressemblait au personnage. Incertaine. Encore sans forme bien définie, hésitante, elle se camouflait dans les méandres de la cursive. Les lettres glissaient, se tordaient, coulaient, chutaient puis se déchiraient ou se cognaient comme une eau vive dans un lit chaotique. Elle s’entrechoquait contre une idée devenue rocher pour barrer son chemin. Une écriture confuse, indécise, troublée comme une onde folle qui dévalait son cours à l’image nébuleuse de son état du moment… J’entendais le murmure de ses pensées qui « bloubloutaient » à chaque rebond de syllabe, des clapotis qui cherchaient un chemin. J’imaginais le trouble, l’émoi et parfois l’égarement en suivant le fil de son eau.
Cela ne me troublait pas de le voir ainsi, cherchant à lutter contre son côté craintif. J’en avais vu d’autres.
Il avançait à petits pas, quelques fois mal assurés, pour tenter de m’approcher comme s’il voulait faire savoir : « Moi aussi j’existe ! ».
Je lui répondais par un sourire et acquiesçais en opinant du chef pour qu’il sache que j’avais reçu son message. Je le laissais se construire progressivement à son rythme afin qu’il prenne assurance, sans trop marquer mes actions, sans ostentation dans mes encouragements.
Assez rapidement, il se fondit dans le groupe et ne paraissait plus préoccupé pour être reconnu. Les autres élèves de la classe l’aimaient beaucoup, une sorte de complicité s’était installée progressivement entre tous les enfants. Ses remarques timides étaient pertinentes, je le félicitais parfois plus chaleureusement si je devinais que le besoin s’en faisait sentir. Le plus souvent, un clin d’œil suffisait pour qu’il sautille comme à la marelle en retournant à sa place sans que je l’y invite. Une sorte de ballet s’était instauré, un va et vient, peut-être pensait-il qu’il serait passé inaperçu en restant à sa place. C’était sa manière de s’imposer.
Avec un minimum d’observation, un peu d’attention, on comprend vite, on sait comment gérer ces comportements existentiels, discrètement, sans trop s’appesantir. De la sorte, l’enfant a l’impression de grandir tout seul ou du moins finit par oublier sa quête. Enfin, je crois, c’est ainsi que je comprenais ses tentatives d’approche et c’est ainsi que je le laissais approcher en toute confiance.
Je l’aurais éconduit, en l’invitant à rester à sa place, à faire comme tout le monde, je suis persuadé qu’il se serait recroquevillé. Cet enfant se cherchait en agissant ainsi, il fallait respecter ses sollicitations et non le contrarier.
Tout le plaisir était pour moi. Un observateur en fin de carrière qui apprenait encore de la vie. Un jeune enfant cherchait sa place, je souriais en en le voyant, j’avais l’impression de lui ouvrir une voie avec ma main qui l’invitait à cheminer par-là, puis par ici, des gestes doux qui n’effarouchent guère.
J’étais maître d’école et maître de rien.
Je saluais l’enfant qui évoluait parmi les autres cherchant une issue à sa timidité, sa maladresse, ses empressements que sa condition lui imposait…
J’étais redevenu maître d’école presque par accident et de manière inattendue. Je n’ai pas eu le temps de me défaire des réflexes d’un quart de siècle à tenter de relever des enfants empêtrés dans les difficultés de la vie. Des rééducations individuelles, j’avais gardé le regard, le sens de l’observation et du secours discret. Je n’étais maître de rien car je pratiquais au sein de la classe un autre métier, trop longtemps penché sur les cas particuliers. Parfois, j’en souffrais car je m’étais pris pour le Christ croyant pouvoir sauver le monde des enfants…
J’ai gardé un bon souvenir de Jonathan. J’avais décidé de le protéger, de l’accompagner discrètement afin qu’il dépasse sa fragilité d’introverti qui se comportait comme un extraverti… J’avais gardé l’œil qui veillait sur les enfants en difficulté que l’on disait scolaire et qui dépassait le cadre de l’école.
J’en ai vu des enfants en plein désarroi. J’avais pour lui, une tendresse particulière.
Ce fut pour moi, une sacrée rencontre.
Je ne l’ai plus revu après cette année-là. Je crois qu’il était devenu une sorte de mascotte de la classe, les autres élèves le soutenaient naturellement, sans se concerter.
C’est ainsi, tout en douceur, qu’il se fondit dans le groupe.
C’est la première mission de l’école, reconnaître chacun dans sa singularité, l’accepter tel qu’il est, l’asseoir dans sa personnalité afin qu’il fonde son existence… ensuite, on peut tenter de construire un savoir.
C’est dans l’état d’esprit que se niche le cœur des hommes.
Qu’est-il devenu ? Je l’ignore.
Vous le savez, vous ?
Sur la photo, Jonathan est facile à reconnaître, assis au premier rang à gauche.
Lorsque j’étais dans la même classe à son âge, je n’étais pas plus rayonnant.
J’avais collé cette photo sur le mur afin que les enfants se retrouvent dans les visages des autres, aujourd’hui devenus adultes.
Me voici pointé de rouge.

Tout en délicatesse et sensibilité, ce récit…Très beau.
Je suis certaine que Jonathan se rappelle de vous, avez-vous tenté de le retrouver sur le net tout simplement en écrivant son nom?
Je ne me souviens pas de son nom de famille et personne ne parvient à me renseigner là-dessus.
C’était un enfant intelligent et vif, j’espère qu’il a bien voyagé 🙂
C’est sur des textes e cette nature et sur ces thèmes principalement que j’ai apprécié la fréquentation de ce blog voici quelques années. Leur effet reste durable.
A te relire