Est-ce encore possible ?

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San Gavinu di Carbini.
Tous ces clichés ont été pris un mois de mai.
(Cliquer sur les photos) 

Les petits villages sont devenus fantômes. Dès la fin de l’été, les maisons se vident, seuls quelques courageux ou ceux n’ayant pas les moyens d’aller ailleurs s’apprêtent à passer six mois dans l’isolement total.

DSC_0046En déambulant dans les rues désertes d’un petit village à la recherche d’une image, une vieille maison, un jardin, j’ai aperçu un visage à travers la haie de ronces qui bordait un potager. Habitués à vivre seuls, les autochtones deviennent méfiants. Je me suis approché pour interpeller la personne à l’affût et lui demander l’autorisation de photographier son jardin. J’ai tout de suite reconnu les traits d’une personne qui était dans la même école que moi lorsque nous étions enfants. Son image était facile à mémoriser d’autant que son histoire ne pouvait passer inaperçue. A l’école primaire comme au collège, il était connu pour un défaut d’articulation bien particulier : l’incapacité à dire les « k » qu’il prononçait « t ». Le maître le prenait à part pour l’exercer en répétant inlassablement « Le coq chante cocorico ». Evidemment, malgré toute sa bonne volonté, il sortait invariablement « Le tot’ chante totorito » et finissait toujours par s’énerver en lâchant « tata ! » (càca ! –accent tonique sur le premier a – qui signifie merde en corse) Personne ne l’a oublié. Devenu adulte, il vendait ses légumes en parcourant les villages environnants, avec son fourgon. Il avait conservé sa marque de fabrique et annonçait aux grands-mères qui accouraient à son coup de klaxon connu de tous : « Aujourd’hui j’ai des œufs torses » (des œufs Corses, sans doute de son poulailler) et lorsqu’une personne achetait plus que son panier pouvait en contenir, il proposait « una tascetta » ( lire tachetta), un petit tageot. On aurait dit qu’il en jouait pour amuser la galerie… mais non, il est ainsi fait notre Jean-Tamille.

Ce jour-là, j’ai parlé avec lui comme si je ne le connaissais pas. Il n’avait pas changé. Rassuré sur mes intentions, il est sorti de sa cachette pour me raconter sa vie de solitaire. Lorsque je lui ai décliné mon identité, il s’est souvenu de moi. Malgré, l’isolement et la difficulté de passer l’hiver seul, il m’a avoué que pour rien au monde, il ne quitterait son petit coin perdu. « Je suis d’ici et je partirai au ciel d’ici ». Une personne affable, très attachante.

Est-ce encore possible de vivre une vie entière totalement isolé ou dans un village abandonné par la médecine, par l’église, par les institutions et les commerces ? Je me souviens, au fond de ma Navaggia, d’un quartier en synergie. Personne n’était abandonné et quand la maladie frappait au cœur de l’hiver, au beau milieu de la nuit, les voisins alertés accouraient pour vous tenir compagnie. Le médecin contacté directement lorsque quelqu’un frappait à sa porte, débarquait aussitôt et l’espoir revenait dans la famille. Les visages s’illuminaient devant ce dieu vivant qui redonnait confiance en rassurant son monde. Personne ne songeait à partir. Pour aller où ? Seules les personnes expatriées sur le continent pour trouver du travail ne pouvaient plus s’accommoder de cette vie. Juste se ressourcer un peu, le temps des vacances estivales et puis retournaient à la ville où la vie leur semblait plus douce.

Je n’ai jamais pu me faire à cette idée. Ma grande « ambition » a toujours été de terminer ma carrière et revenir chez moi, retrouver la terre et la vraie vie. Simple, rustique, un peu sauvage, débarrassée de tout artifice superflu…

Hélas, un jour on s’éveille différemment de tous les autres jours… On comprend que plus rien ne sera comme avant. L’insouciance n’est plus votre amie, vos pensées s’orientent vers l’entrée d’un autre tunnel. « Tu vois là-bas, il y a un trou noir et au bout, parait-il, une autre lumière… » Je préfère infiniment la lueur de ma bougie qui éclairait mon cahier les soirs de panne électrique, la clarté de la cheminée qui éclaboussait toute la pièce, la lumière qui filtrait le matin à travers les volets mal ajustés… des rais bien raides et francs qui contrastaient avec les rayons de flanelle, flottants, blafards et parfois clignotants sous les nuages, de la lune hivernale. J’ai un faible pour les lumières tremblotantes sans être rectilgnes, ces lueurs qui ondulent et parlent de la vie. Le chant des oiseaux, des grillons et des grenouilles, la caresse ou la bousculade du vent, le froid et la chaleur d’une maison mal isolée, la pluie qui se manifeste en battant les volets ou les vitres branlantes des vieilles fenêtres… Ce jour de deuil qui prévient que tout est fini, que l’on ne supportera plus toutes ces variations est un triste jour. Une longue attente commence. L’incertitude maintient le souffle. Combien encore ? On a compris que c’est fini. Provoquer quelques petits soubresauts pour le dernier bout de chemin, cahoter encore un peu ses sensations comme une carriole branlante sursaute en passant dans les ornières, les nids de poule, pour faire champêtre. L’esprit s’évade dans le passé, s’enfuit à reculons, freine et va chercher les meilleurs souvenirs pour se perdre dans l’autre temps d’avant. Sourire encore un peu à la vie et se bercer de mirages perdus. Les derniers sourires tristes, nostalgiques qui rassemblent les bonheurs égarés de toute une vie.

Villages, vos commerces sont fermés, vos fontaines ne gargouillent plus, votre école est muette, vos quartiers sont déserts… seuls les martinets distribuent un peu d’allégresse en faisant inlassablement le tour du clocher dans une course effrénée, remplie de cris de joie pour annoncer l’arrivée des estivants… histoire de tromper un peu la vie. Vos médecins sont partis, l’inquiétude a chassé l’insouciance, vous avez usé votre jeunesse, il est temps de s’en aller aussi mais il vous reste encore quelques souvenirs à revisiter… une espérance un peu folle et légère dans un dernier feu de paille, un euphorisant dérisoire, une dernière pilule pour l’illusion. Le temps est ainsi, il ne comprend rien et ne veut rien savoir… Monsieur passe, vous transporte sans rien dire et vous jette comme ça, sans prévenir.

DSC_0003 DSC_2633 DSC_2724Varadiciu (Gualdariccio)
Oronu et Mela.

 

 

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