La mémoire de la grande place.
Ce texte est une reprise, il s’adresse avant tout aux lévianais, pour les autres lecteurs c’est une curiosité 😉
C’était un jour d’hiver.
Un de ces jours maussades mais calme.
Le brouillard s’était installé sur le village, voyageant par vagues soudaines lorsque le vent exigeait un peu de mouvement. L’atmosphère humide enveloppait le paysage, l’asphalte luisait, la fumée des cheminées se confondait avec la brume. A quelques mètres de moi, l’église restait invisible, je suivais instinctivement le chemin qui me conduisait à « a Surba » la traversée principale, au cœur du village.
Je cheminais tête baissée, on me reconnait à cette silhouette courbée.
Dans le virage de la sacristie, je croisai Pierre di l’Alfieri qui filait, perdu dans ses pensées.
Je me suis arrêté pour le saluer, il a gardé sa vitesse de croisière sans un regard dans ma direction. Lorsque je l’ai interpellé, il me reconnut à la voix, stoppa net et m’adressa :
– Mi ! Se qui ? In vacanzi ? » (Mi ! Tu es là ? En vacances ?
(« Mi !» est une sorte de tic langagier qui introduit la surprise dans une exclamation) Cela faisait cinq ans que j’étais revenu au village, je constatais sans étonnement que de nombreuses personnes l’ignoraient. Je vivais presque reclus dans mon Aratasquie.
Avec ma vie de Robinson, les villageois m’avaient oublié…
Nous étions à quelques pas de la Piazzona, la grande place de l’église, je m’étais assis sur le mur qui la domine et pendant quelques minutes, mes vieilles années défilaient devant moi.
A Piazzona est sans doute l’endroit du village qui recèle le plus grand nombre de souvenirs.
Enfants, nous passions beaucoup de temps ici.
Entre les messes, les processions, le catéchisme, toute une enfance centrée sur l’église se construisait sur ce passage obligé quotidien.
Très tôt, le curé disait la messe matinale, Antoine et moi, les plus assidus des enfants de cœur, servions l’office avant de foncer vers l’école pour être à l’heure. C’était souvent in extremis que nous franchissions la porte de notre classe pour passer sans transition des cieux à l’ici-bas. De l’image pieuse à celles plus réalistes des manuels scolaires, du « Je vous salue » punitif, du « notre père » qui éponge les gros péchés aux « tu me copieras cent fois »…
Du sacré au profane, de la béatitude à l’échec scolaire.

Aujourd’hui, l’église reprend vie, elle retrouve sa splendeur passée après une longue mise en sommeil, faute d’officiant.
Le jour de funérailles est celui des retrouvailles.
De nombreuses personnes se saluent après des années d’absence. Les petits groupes se forment, parfois des apartés, pour revivre quelques vieilles histoires, on se remémore des anecdotes :
– Tu te souviens ? Imbè… ! »
Des visages s’illuminent :
– Ô ! Mi à Simonu ! Un cambii mica ! (Tu ne changes pas !)
Et nous voilà repartis à travers les quartiers, vers les châtaigniers ou du côté de l’ancienne gendarmerie où se préparait une embardée à vélo sans pédales et sans freins vers la Navaggia…
Quelques mots sur la défunte ou le défunt, encore de multiples petites anecdotes à la mémoire du candidat à l’au-delà, qui se concluent invariablement par :
– C’est fini ! C’était une brave femme, c’était un brave homme !
Je me souviens du bal sur la grand ’place, des folles soirées de la Saint Laurent.
Chaque adolescent cultivait son secret, portait au paroxysme ses espoirs d’amours naissantes, souvent plein de hardiesse et puis déçu. La belle avait d’autres horizons, il fallait se reprendre en prospectant des amourettes plus abordables. La brillantine, les cheveux parfaitement alignés, la raie bien tracée sur un côté du crâne, l’eau de Cologne achetée pour la soirée, largement frottée contre le cou, les aisselles badigeonnées, impossible de se cacher, on nous suivait à la trace. Tous ces artifices destinés à séduire la donzelle n’y pouvaient rien. La messe était dite, il y avait toujours l’autre qui nous ignorait en construisant son histoire.
Chaque année, un signe nouveau, la blonde qui m’avait regardé me remontait le moral, j’entrevoyais une lueur encourageante suivie d’un nouveau patatras ! Tout le monde n’entrait pas dans les canons de la beauté des exigeantes demoiselles.
C’est sur cette place que certains rêves se sont allumés puis éteints. Un terrible clignotant, oui, non, se balançait de la droite à la gauche alors qu’il fallait filer droit, ne jamais hésiter, foncer, advienne que pourra !

Je me souviens du feu de la Saint Jean, à faire exploser le renflement racinaire d’une asphodèle surchauffé dans le foyer, à balancer les filles au-dessus du feu, tenues fermement par les bras et les jambes. « San Ghjuvan’à focu, tirami n’u focu … » chantions nous, le cœur rempli de joie. C’étaient des cris dans la nuit du solstice d’été, des gerbes d’étincelles qui s’envolaient vers le ciel, les émotions fortes emmagasinées secrètement depuis quelques jours se libéraient soudain. Peine perdue, il en fallait beaucoup plus pour conquérir un cœur encore tendre et hésitant, destiné au Dom Juan du quartier…
C’étaient les matches de foot à n’en plus finir. François le dentiste dont le cabinet surplombait la place, venait se mêler à nous, le temps qu’une anesthésie locale fasse son effet. Il adorait tenter quelques dribles et shooter fortement contre le mur di a Piazzona. Il s’étonnait encore de ce claquement soudain à la Just Fontaine et riait.
Une année d’inondation de la place, certains faisaient de la planche sans voile sur l’immense lac qui s’était formé le long d’un impressionnant talus, aujourd’hui soutenu par le grand mur. Charles Hubert était le plus intrépide, il affrontait tous les dangers et se faisait tirer les cheveux avec des tenailles pour affirmer son stoïcisme, insensible à toute douleur qu’il affichait aux yeux de tous. Hubert le hardi sautait dans le lac en prenant son élan du côté de la fontaine de Vichy, il explosait la grande mare en éclaboussant tous ceux qui s’étaient agglutinés autour de la pièce d’eau pour assister à son exploit. Quelques timides concurrents finissaient par s’armer de témérité, se lançaient sans réfléchir pour ne point hésiter, plongeaient dans le lac à pieds joints, sous les applaudissements fournis des observateurs…
A la pétanque, Pierre Alfieri celui qui me croyait en vacances au cœur de l’hiver, se maraboutait avant de tirer, annonçant « Un biscicanti », une brûlure qui forme une cloque, un carreau quoi !
Antoine Bartoli, dit Ripolin, peintre en bâtiment, m’appelait « A Fumifuma a Chimichima», pour me convaincre de raser mon bouc qui le désolait. « Pari un chinese ! » disait-il (Tu ressembles à un chinois !)
Noël Cucchi croisait les bras pour étudier longuement une mène qui s’annonçait désastreuse.
Fortuny gardait son calme olympien, sa courtoisie légendaire toujours de mise.
Antoine Aquatella, le tireur d’élite fraîchement rentré de Paris, très adroit et sans pitié, ne supportait pas le moindre loupé lorsqu’un malin l’obligeait à jouer à courte distance.
Charles le marseillais maugréait, toujours en retrait et jamais content.
Bona se faisait chahuter.
Jean de la Marangona toujours prêt à faire un « tentage », Ripolin lui rétorquait « Tu es un tenton, toi ! ». Ciabrini, le roi « di u’mbruschinu » levait son bras au ciel avant chaque tir comme s’il secouait à la verticale le grilloir cylindrique. Le geste auguste des préposées à la torréfaction du café qui secouaient le cylindre pour mélanger les grains afin qu’ils ne carbonisent pas.
Toutes les interventions étaient imagées et perdent leur saveur à la traduction.
Et puis, Denis, Loulou, Roger, Antoine, Alex, Jean-Paul, Michel, les Boéri… tout un monde fana de pétanque toujours au rendez-vous des après-midis estivaux.
I striona (les martinets) tournaient inlassablement autour du clocher ponctuant leur farandole interminable de cris stridents. C’était un visuel et une musique de fond qui annonçaient des moments joyeux. Antoine Ripolin, toujours lui, à l’affût d’un bon mot nous lançait :
– Mi, i striona cuntrolani u campanili, l’hanni in impressa ! » (Les martinets contrôlent le clocher, ils en ont l’entreprise)

Aujourd’hui, il nous reste les souvenirs.
Parfois, lorsque nous sommes quelques anciens, réunis sur la Piazzona, nous racontons nos vieilles histoires à tour de rôle, en corse bien entendu. Il nous arrive d’être surpris par la nuit, il est temps de partir, de s’égailler en direction des quartiers. Demain, d’autres anecdotes seront remontées à la surface, on n’oubliera pas d’y revenir.
En voici une dernière qui concerne Polo que l’on voit à gauche sur cette photo. Quelqu’un me demandait ce qu’était devenu Sylvain. Lorsqu’il apprit que c’était mon frère, il fut fortement surpris. Polo qui écoutait distraitement la conversation s’étonna également :
– D’où tu sors toi ? Toute la Corse sait qu’ils sont frères ! Des répliques inattendues comme celle-ci sont caractéristiques de nos « chambrages » et fusent facilement lors de nos interminables discussions sur le passé.
C’est un langage typique de nos bavardages, surprenant dans sa tournure comme dans son contenu.

Une nouvelle génération a pris la relève, elle construit son histoire ailleurs.
A Piazzona c’est fini, elle est devenue parc à autos. Les boulistes sont partis et jouent désormais dans un village voisin. Seuls quelques rares joueurs, intermittents de la pétanque, s’adonnent au jeu entre des voitures.
Il serait étonnant qu’ils se construisent un profil imagé pour leurs vieux jours et la mémoire de l’endroit.
Nous perpétuions une religion, l’amour de notre village sans jamais oublier son passé qui se transmettait de génération en génération.
Notre histoire s’achève, le brouillard s’épaissit.
J’y vois encore quelques visages en filigrane.
Dans l’opacité du temps qui passe, il restera cet écrit, juste un récit qui nous ramènera pour un instant sur l’ancienne place de l’église.
A Piazzona, se souviendra jusqu’à la nuit des temps de cette existence mais ne dira plus rien…
C’est dans ces endroits que nait puis meurt, un jour, la vieille mémoire d’un village.
Notre génération éteinte, que restera-t-il de cette vie grouillante ?





Dans la première version Jean Paul notait ceci :
« Je ne sais pas de quand datent tes photos, mais lorsque l’on voit cette belle brochette de « centenaires » souriants, on peut imaginer que les chjacchjari et autres flachine allaient bon train. »
J’aime beaucoup lire ces récits. Merci Simon. 🐾🐾
Je craignais ennuyer les lecteurs historiques avec mes vieilleries.
Avec vous ce n’est pas le cas, je vous remercie E.
Bonne petite canicule, ici c’est infernal. 🙂
Hier, 35* (heureusement ma maison reste fraîche) et aujourd’hui 20* … la chute est brutale…
Ici, ça ne « déchauffe » pas si je peux me permettre ce vocable.
Mes enfants arrivent sur votre belle île mardi prochain …
Bon séjour 🙂
Merci. C’est leur petite fenêtre de bonheur de l’année ⛱️ 🏖️