Ces banalités qui font les choses de la vie.

IMG_3160Ce 11 janvier 2016, comme d’habitude, je m’étais levé tôt pour être ponctuel à l’heure des poules. Elles ne laissent rien passer. L’heure c’est l’heure et dès qu’elles m’entendent ouvrir la barrière de l’enclos, elles se mettent à marmonner du fond de leur abri. Elles ne caquètent pas, elles rouspètent en proférant des jurons propres aux volailles, mâchonnés à travers bec à peine entr’ouvert. Vous sentez bien que ça ne va pas, qu’elles ne sont jamais contentes de votre arrivée toujours tardive à leurs yeux. Qu’il pleuve, qu’il vente, elles n’ont qu’un empressement c’est mettre le bec dehors, patauger dans la boue, remplir le nid de fange… quelqu’un le changera s’il veut des œufs nickels et non barbouillés de terre séchée. C’est toujours désagréable. On dirait qu’elles le savent et s’en fichent de salir à ce point. C’est ton boulot et basta ! Tu veux l’œuf, eh bien marne-toi ! Je ne savais pas qu’elles avaient l’ouïe si fine pour se manifester illico dès que je pose la main sur la barrière pourtant un peu éloignée du poulailler. Parfois, j’y vais sur la pointe des pieds pour voir si elles réagissent. Eh bien, je vous assure qu’elles m’ont entendu. Et moi, je m’amuse tout seul comme un petit enfant.

Je n’étais pas très en forme. La météo annonçait des rafales de vent à 150 km/h, il commençait à faire jour à peine, je remontais des poules. J’avais déjà allumé la télé sur une chaine infos pour arriver pile au moment des actualités après la pub.

David Bowie est mort. Tiens ! On commence à connaître la musique après Delpech. C’est la saison de l’hécatombe parmi les artistes en tout genre. Certains on s’y attendait plus ou moins vu leur âge avancé. C’est comme ça, on reçoit l’info et on avale. Que voulez-vous faire ? Dire, oui on peut. Il était ceci, il était cela… et puis les chaînes vont se déchaîner pour offrir le meilleur reportage. D’ailleurs c’est parti sur les chapeaux de roue, les images défilent. Ce sont, disent-ils, ses meilleurs clips.

David s’en est allé un jour ordinaire. Un jour de poules comme un autre et je reste figé devant un clip qui me saisit. Non pas que je comprenne quelque chose, je n’ai jamais fait d’anglais, je ne risque pas. A part quelques banalités connues de tous, je suis ignorant total en la matière. D’ailleurs, je ne supporte pas les gens qui m’interpellent avec une expression anglaise. Je déteste ça. Non, c’est une image, une atmosphère qui m’a giflé. Vlan ! Paf ! Cinquante ans en arrière. Plus même.

C’était une atmosphère étrange. Une petite pièce, une lumière faible mais vivante sautait par la fenêtre, péniblement. L’ombre dominait sur un personnage qui s’agitait bizarrement. Je ne savais pas si c’était de la souffrance ou de la joie criée ou étouffée maladroitement. C’était tourmenté, plein de douleur. Je crois que j’avais saisi ce qu’il voulait exprimer mais je ne vous dirai pas quoi. Parce que je n’en suis pas certain. En revanche, je suis sûr d’être revenu vers mes dix, onze, douze ou treize ans en voyant ces images.

Ma chambre était ridiculement petite. Une fenêtre face au lit et une armoire sur le côté. Une très vieille armoire. L’encadrement de la fenêtre était très vieux aussi. La chambre respirait l’air frais qui s’infiltrait par tous ces passages offerts entre menuiserie et maçonnerie. Les jours de grand vent, je l’entendais siffler en se précipitant pour arriver jusqu’à mes oreilles. Les persiennes intérieures, des panneaux pleins, tenaient le coup sur des gonds fatigués, grinçants mais encore opérationnels. Heureusement. La pluie aussi s’invitait pas ces voies qui n’étaient plus clandestines. Tout le monde les connaissait… mais… On avait d’autres préoccupations, celles-ci étaient subalternes. Le plus préoccupant c’était le toit avec ses vieilles tuiles à cuisses* devenues poreuses, parfois dérangées par les bourrasques. Des éponges qui finissaient par suinter leur trop plein dans le grenier juste au-dessus de mon visage. Le plafond aux planches disjointes n’était d’aucun secours. Là, nous avions pris des initiatives pour ne pas finir dans le lit comme une morue mise à dessaler. Chaque point faible était repéré, surtout ceux qui menaçaient directement les personnes dans leur lit. Des bassines servaient de réceptacle pour prévenir l’inondation. Nous avions droit à la musique crispante de la goutte qui s’amuse à floper sur un rythme dirigé par l’intensité de l’averse devenue chef d’orchestre. Tantôt adagio, tantôt prestissimo et toujours exaspérissimo. Habitué, je m’endormais dès que j’avais fait le tour de mes rêves éveillés. Parfois, par négligence, nous laissions la bassine en place sans savoir où en était le niveau. Ces nuits d’incertitude étaient moins accessibles au sommeil. Mais finalement, j’ai l’impression que ma condition me plaisait au point de la vivre pleinement, intensément. Ce fut ma richesse. Du moins dans les sensations, la culture des contrastes et des plaisirs différés.

Le clip m’avait reconduit dans ce lit au sortir d’une maladie que j’avais trouvée longue. Plus d’une semaine alité dans cette luminosité incertaine entre ombre et lumière. Ce jour, je me sentais un peu mieux bien que passablement affaibli. Les jambes flageolaient, je m’étais remis dans ma couche. C’était le début du printemps, l’après-midi était resplendissante. La fenêtre ouverte m’offrait « u Pinettu », juste une partie, et un pan de ciel bleu qui dominait l’encadrement. Pas un nuage mais un vent léger et déjà réchauffé. C’était une renaissance, un sentiment de bonheur, un espoir fou. Rien n’avait changé dans ma chambre, seule cette ouverture magique, remplie de vie, me donnait un sentiment de plénitude. La maladie était derrière moi, l’envie de fuir dans le monde m’avait assailli. Je n’ai jamais oublié cette sensation et ces images qui me reviennent dans certaines circonstances.

En s’envolant vers un ailleurs, David Bowie que je connais de réputation seulement m’a fait un signe au passage. Je sais, il n’y est pour rien, ce sont ces infos en boucle qui m’ont piégé encore une fois. Je ne regrette rien, j’aime retourner dans mon passé et retrouver tous ces moments qui m’ont porté jusque-là.

Comme souvent, c’est à titre posthume que je connaîtrai mieux David Bowie. Il est au paradis tout plein de blessures que l’on ne voit pas. C’est lui qui le dit. Ce n’est pas grand-chose mais c’est un commencement et lorsqu’on a vaguement le même âge, forcément ça parle. C’est pour cela que je vous dis… ce temps qui nous porte, là-bas.

*Tuiles à cuisses = les plaques encore humides de terre glaise étaient incurvées sur les cuisses des ouvriers, avant la cuisson. Chacune portait la marque de fabrique « large cuisse », « petite cuisse » qui rendait leur alignement sur le toit plus difficile…
U Pinettu = colline recouverte de pins à son sommet qui se trouvait face à ma fenêtre. La pinède.

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