Zaïra et Jeannot, le fil rouge de l’histoire.
Je m’étais amusé à capturer des scènes et des portraits sur un écran de téléviseur avec arrêt sur l’image, en visionnant une cassette. L’arrêt n’était pas toujours évident pour obtenir une qualité correcte des clichés. Parfois le flou domine mais je me souviens parfaitement de la personne que j’ai voulu dégager du film. Je récoltais des souvenirs sans jouer au photographe patenté car peu m’importait de savoir si le résultat final serait de qualité. L’atmosphère se suffisait à elle-même pour ce retour dans le passé.
Cela fera bientôt cinquante-quatre ans. Pour l’inconditionnel de la notion de temps que je suis, c’est très parlant. En plissant les paupières pour mieux voir dans le brouillard à travers les cils, là-bas au bout de la rue, il me semble lire : « Fin d’une histoire » et sur la droite, je devine une pancarte qui pointe la direction du cimetière. Mais pour cette dernière indication pas de souci, je n’aurais pas à m’y rendre à pied… Quelqu’un me portera. C’était ma minute « notion de temps ». Aucune tristesse, aucun pessimisme, un clin d’œil à la réalité qui se fiche des sentiments. Je la comprends et la regarde en face sans en faire une obsession. Je la reluque en filigrane sur le fil de ma vie en attendant qu’il rompe un jour…
Ces photos ont eu un succès inattendu sur Facebook. Beaucoup de gens du village ont reconnu parents et amis, parfois se sont reconnus. Quelques personnes étrangères à notre environnement lévianais se sont également manifestées par des marques de sympathie. Alors, j’ai pensé qu’il était temps de décrire plus ou moins fidèlement ce qui s’était passé ce jour-là, puis de partager avec des lecteurs de ce blog.
Je vais vous raconter la partie que je connais le mieux.
Un jour de printemps de l’année 1962, une équipe de la radio danoise débarquait à Lévie avec le projet de filmer des scènes ordinaires de la vie dans les villages de Corse. J’ignore comment s’est opéré ce choix de notre village.
Le film qui dure une trentaine de minutes sur cassette après un repiquage, est un minimum scénarisé. Les acteurs principaux sont deux enfants de chez nous, Zaïra de l’Olmiccia et Jeannot de la Navaggia. Ils assuraient le lien entre toutes les scènes. Une chasse traditionnelle au sanglier, une partie de pêche à la truite à deux pas du village, un repas en famille et un méchoui réunissant des gens de nos différents quartiers.
C’est ma famille qui avait été choisie pour le repas de midi dans la maison de mes grands-parents tout au fond de la Navaggia, dont je parle si souvent dans mes textes. La petite pièce qui servait de cuisine et de salle à manger était bien trop petite pour contenir toute la famille, les acteurs et l’équipe technique qui filmait. Mon frère et moi avons dû sortir de la maison pour rendre possible la réalisation de la séquence. À notre grand regret, nous ne faisions pas partie de la distribution dans notre univers quotidien. D’autres déjeunaient à nos places attitrées.
Le repas devait se dérouler comme d’habitude avec un minimum de mise en scène. Cinq jambons prévus pour la soirée étaient accrochés à la poutre principale. D’ordinaire, nous avions deux jambons seulement, jamais plus car nous n’élevions qu’un cochon dans la porcherie qui se trouvait à cinq cents mètres de la maison. Usuellement, durant les mois d’hiver, le plafond était garni de ficateddu, salcicettu, vuletta, coppa, lonzu et de larges tranches de lard, mis à sécher à la modeste chaleur de notre cheminée. A défaut de fumer la charcuterie, les refoulements qui survenaient sous les coups facétieux peu appréciés d’un vent contraire, c’est ainsi que nous le désignions, nos pulls de laine s’imprégnaient d’une odeur âcre de cheminée. A chaque rafale qui ronflait sur le toit, nous clignions des yeux et marquions un net temps d’apnée pour ne pas respirer cette bouffée intempestive chargée d’une suspension carbonnée venue du conduit. Le lard était suspendu à portée de main et touchait presque les têtes lorsque nous passions dessous. Le plafond était plutôt bas, nous n’étions pas des géants dans la famille. Ainsi placé, sans se hisser sur un petit banc ni sur la pointe des pieds, ma grand-mère en prélevait des morceaux pour la cuisine ou des fines tranches à griller dans la cheminée. Elle en raffolait et ne connaissait pas l’existence du Cholestérol Satan qui accélère le passage à trépas. Et nous les petits, nous préparions notre avenir en surpoids avec cette enfance du lard. Durant le tournage, minnana devait se tenir tranquille à table. C’était une première pour elle toujours en vadrouille de la cave au grenier, du jardin au lavoir, de la chambre au fourneau, de la porcherie aux poules. Le rôle ne semblait pas l’enchanter. Ma mère, en serveuse, devait partager les rations de ragoût, missiau était nommé responsable de la bonbonne de vin, mon père commis d’office au tranchage du prizzutu sans le décrocher de son clou qui le tenait pendu au plafond.
Père au jambon et grand-père à la bonbonne.
Je connaissais parfaitement mon père. Naturellement bon comédien, j’ai pu remarquer qu’il était moins à l’aise lorsqu’on lui imposait un rôle. A l’image, je devine facilement qu’il attend son tour avec impatience. Il semble inquiet de rater son rôle, ne tenant plus en place. Pour lui, un jeu c’était du sérieux. On ne badine pas lorsqu’on amuse les autres. C’est très net en regardant le film. J’ai l’œil exercé, je suis sans doute le seul à l’avoir remarqué. Normal.
Impatient, père interroge du regard : « C’est mon tour ? »
Mère au service et grand-mère en convive.
Denise la voisine était chargée d’intervenir de manière inopinée en criant en corse « U purcidinu hè scapatu ! » (Le petit cochon s’est enfui de la porcherie). Elle était ravie d’alerter son monde si l’on en juge par son intervention énergique et très assurée. Je dois préciser que le son avait disparu lors du transfert de la bobine à la cassette. Le film est donc muet mais je me souviens de la mise en scène et des paroles de Denise. A ce signal tout le monde quittait la table et les héros du jour se lançaient à la poursuite du nourrain. L’opération ne fut pas facile, le goret filait entre les jambes des poursuivants, gigotait tellement durant sa fuite qu’il était très difficile de l’empoigner au passage. Il eut droit à son biberon tendu par les deux enfants, histoire de mettre un peu de tendresse dans le tableau.
A la poursuite du nourrain.
C’est sur la petite place en face de la porte d’entrée que devait se dérouler le méchoui. Un faux méchoui puisqu’il s’agissait de rôtir un sanglier. A l’époque la placette était entourée de gros blocs de granit qui sortaient de terre. Le passage était étroit, les transports se faisaient à dos d’homme ou d’âne. Aujourd’hui, une route s’arrête juste devant la dernière maison que j’ai longtemps habitée et qui recèle de nombreux souvenirs. C’est là, dans le secret de ma chambre que je suis parti à la conquête des mots dans un vieux dictionnaire du début du vingtième siècle que Denise m’avait offert en cachette. En cachette, car il appartenait à son frère. J’ai bien gardé le secret en l’escamotant sous le lit et le sortant seulement lorsque j’allais me coucher. J’avais quatorze ans, c’était mon premier livre que je parcourais à la lumière d’une lampe sous les draps. Mes parents n’étaient pas au courant.
Les villageois qui participaient à la soirée venaient de différents quartiers, même à cette époque, il n’était pas courant de se retrouver en panel si large représentant un bon nombre de quartiers du village. Les dimanches et jours de grand-messe, les jours de funérailles ou d’élections, le soir du feu de la Saint Jean et la fête de la Saint Laurent, favorisaient ce genre de rassemblement dans l’année, par petits groupes seulement et par affinités…
Qu’il est loin ce coin de vie,
Qu’il est loin ce Lévie
Mais quel plaisir de revoir parents et amis
Encore une fois réunis.
Autres images. Les deux dernières :
L’incursion de Denise et u spuntinu d’Antonu Marenghi pendant la chasse. (Casse-croûte)