L’instant magique.

L’instant magique est un moment de grâce, un moment qui échappe à la raison, à la réflexion, à l’intention.
Dans toute ma carrière, j’ai probablement vécu une dizaine de ces instants qu’on ne comprend qu’après coup. On est porté par une sorte de spontanéité sans chercher un effet particulier, c’est un moment de communion plus que de communication.

L’enseignant est un humain avant d’être un pédagogue et forcément, est amené à connaitre ces coups magiques.
Qui n’a pas conscience de les avoir vécus une seule fois dans sa carrière est passé à côté de sa mission.

L’enfant était ingérable, je l’avais entendu dire avant qu’il n’arrive dans ma classe au CE1.
C’était un élément incontrôlé plus qu’incontrôlable. Il jouissait de cette situation née de l’incompréhension généralisée et comptait bien se jouer du petit monde scolaire comme familial. Sa réputation était régionale, presque, un électron libre qui comptait bien le rester longtemps. Ses cabrioles débridées paraissaient folie douce et s’éternisaient, des signes de détresse, d’appels au secours que personne n’entendait.
Au CP, son maître m’en parlait déjà, il ne savait plus comment le gérer, j’avais demandé à le voir.

Son gros problème du moment était son refus d’écrire. J’avais remarqué qu’il savait écrire mais qu’il mettait son monde à l’épreuve de l’obliger à aligner quelques mots. Il avait besoin qu’on le regarde dans les yeux, qu’on lui dise ses quatre vérités, qu’on ne lui permette plus ce gaspillage, proche de devenir chronique. Il était encore temps, si on lui tendait une main de fer dans un gant de velours, le rattraper avant qu’il ne s’étale de tout son long.

Arrivé dans ma classe l’année suivante, il me connaissait déjà et savait mon intention à son égard.
J’avais décidé de ne lui laisser aucune latitude dans ses égarements, avec quelques respirations obligées et nécessaires. J’étais dans le contrôle quasi permanent, il entrait dans le rang, montrait ses capacités bien réelles mais le naturel revenait au galop par soubresauts comme des moments de liberté.
Difficile de le maintenir dans les règles du groupe et le bain scolaire. Il était ainsi, parfois hors de gestion mais pas question d’en faire une fatalité.

Nous étions à la fin de la quinzaine de la poésie que nous avions explorée sous toutes ses coutures durant la période. Le dernier samedi, nous étions en train de créer un recueil de poésies, chaque élève avait une bonne partie de la matinée pour écrire la sienne, le maître aussi, j’en avais proposé deux.
Après les corrections, chaque élève illustrait son œuvre pour boucler le livret.
J’avais remarqué que l’enfant n’avançait plus et semblait bloqué sur la fin de son poème.
Je m’assieds à côté de lui, découvre le titre : « La tortue ».
Son dernier vers devait rimer avec le mot et tardait à surgir.
J’attends un peu et lui suggère : Tu peux écrire « Turlututu, chapeau pointu » ou l’inverse, par exemple.
Il éclate de rire, un rire de surprise et de plaisir aussi.
Ça lui semblait extravagant pour l’extravagant qu’il était pourtant :
– Je peux mettre ça ?
– Oui, bien sûr !
Il n’a cessé de répéter ce dernier vers à haute voix en riant.

C’était l’instant magique. Ce moment où j’étais devenu un humain à hauteur de l’enfant.
Rien n’avait été anticipé, calculé, voulu, c’était spontané et cette spontanéité l’a touché.
Il venait de réaliser cette liberté de s’écarter du bien disant sans choquer personne.

Son poème, il le connaissait par cœur, ne cessait de le déclamer, à la cantonade, dans la cour.
Il était tombé en amour avec la poésie, cette liberté qui permet d’écrire sans aucune retenue.

Il y a des moments magiques impossibles à inventer et à proposer, ils jaillissent tout seuls lorsque les esprits sont en concordance avec le temps !

La preuve qu’un instant magique ne se décrète pas, je viens de réaliser cela, trente ans après les faits.

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