Ce temps qui fuit…

DSC_0028… et qui laisse des traces.

Il m’arrive souvent de me replonger dans l’atmosphère du quartier de mon enfance. Il n’a plus la même allure, dépeuplé et sans âme. J’aime me souvenir de ce temps que je ne dirai pas meilleur mais qu’il m’a bien plu de vivre.

Le toit crevé. Les tuiles devenues éponges saturées en eau, gouttaient sous la pluie inondant le grenier. Des bassines placées aux endroits stratégiques empêchaient la pluie de tomber sur le lit les soirs d’averses nourries. Les fenêtres et les portes disjointes offraient un passage au vent pour qu’il siffle plus fort et nous annonce son mordant, sa froideur mêlée d’humidité glaçante. Entendre le temps sans le voir, le deviner à l’abri des couvertures et du pull gardé en surplus, était devenu un plaisir et un puissant générateur d’imagination. Les pieds étaient bien au chaud contre un vieux fer à repasser qui avait séjourné dans la cendre chaude, emmailloté dans des vieux journaux bien serrés, recouverts d’une laine usagée. Sous les draps, je frissonnais en écoutant les rafales qui secouaient les volets branlants, incapables de se tenir tranquilles sur leurs gonds. Parfois, le frisson était plus inventé que réel. Pendant une accalmie, les gouttes restées en suspens ploquaient une à une dans la réserve qui s’était formée au-dessus de ma tête. Ce lit cocon me poussait à faire des allers/retours entre la chambre et l’extérieur par la pensée et tout le corps jouait le jeu, tantôt tremblant, tantôt réchauffé. Dans notre misère, nous forgions nos richesses. Nous en profitions pour accélérer l’apprentissage des sensations, l’exaltation des contrastes de la vie pour mieux l’embrasser.

Nous faisions notre toilette devant le vieux robinet en laiton dans une sorte de niche creusée dans le mur, tapissée de moisissures. Les mains en forme  de réceptacle récoltaient l’eau froide de la bassine blanche émaillée et nous nous ébrouions bruyamment en plongeant le visage dans cette vasque de fortune. Nos toilettes se trouvaient à une centaine de mètres sous le vieux chêne dans un endroit que les gens évitaient en le contournant.

La soupe cuisait longuement dans la cheminée sur un feu endormi. Nous ne manquions jamais de pain sec que nous plongions quelques minutes et ressortions enrubanné de poireaux encore fumants. C’était notre goûter. Un peu de sel, du poivre et une lampée d’huile d’olive prélevée dans une petite jarre à la louche. Une saveur très forte de rance parfois, lorsque l’huile avait séjourné trop longtemps dans la réserve. Le pain devenu « baba à la soupe » fondait dans la bouche et nous fermions les yeux pour exalter ce goût âpre qui raclait la gorge au passage. Nous avions besoin de cette force de la vieille olive sans laquelle notre pain trempé n’en était pas un. Aujourd’hui encore, alors que je n’en ai plus mangé depuis longtemps, je garde ce goût et cette force incomparables. Je suis imprégné de cette vie, toujours plus à mesure que je file vers la fin.

Nos parents et nos grands-parents surtout, étaient dotés de cette force qui fait passer le message. Des paroles prégnantes, marquées du bon sens paysan, sorties d’une vie brute capable d’inventer, de transmettre et de graver.   

Mon grand-père qui aimait bien la chopine ne partait jamais en forêt sans sa bonbonne  de vin. Il était plein d’humour sans doute pour adoucir la dureté de sa vie. Il  passait la semaine hors du foyer et  disait à son patron qui le surprenait en train de boire que si ses machines fonctionnaient au mazout, les ouvriers marchaient au vin de Maria Barbara. Et lorsque quelqu’un demandait s’il voulait un café ou un verre de vin, il suggérait toujours un verre de vin en attendant le café.

Marco le voisin qui regardait sa sœur tâter toutes les figues pour en trouver une bonne, disait « Continue comme ça, ce soir elles seront toutes mûres ».

Yvonne, l’autre voisine qui tenait compagnie à ma grand-mère n’était pas en reste. Elle s’était spécialisée dans le bon mot. Se souvenant d’une personne qui avait été enterrée dans la fosse remplie d’eau (à cause des pluies incessantes), elle déclarait : « Ah ! Ils l’ont mise à tremper jusqu’à demain comme la morue »… et bien d’autres encore.

Lorsque l’on a vécu dans un tel bain de lutte contre la misère ambiante pour la rendre plus douce,  forcément on sourit à la vie. Je conserve l’estampille « Navaggia », le quartier de mon enfance. J’aime évoquer ces gens qui sont partis en laissant leur forte présence. Comment les oublier ? Ils sont encore là, au détour d’une rencontre, au coin d’une vieille maison, dans l’âtre de la cheminée ou dans la vision d’un vieux toit qui a gardé les stigmates du temps…J’aime me souvenir de cette force qui a fait de moi un amoureux fou de la vie.

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