Il fait encore frisquet.
Le printemps est arrivé, foi de calendrier, mais il n’est pas temps d’éteindre le feu.
Le soir, on se croirait encore en février.
Naguère, à la saison hivernale, après le diner, la famille était réunie devant la cheminée.
C’était notre téléviseur et chacun pouvait choisir sa chaîne préférée. Nous avions tout loisir de vagabonder à notre guise, nous inventer un film sans passer en revue le programme de la soirée.
Les enfants prenaient place sur le côté, assis sur un petit banc que nous appelions « u banchiteddu ». Silencieux et très attentifs, nous écoutions religieusement les adultes raconter leurs histoires sans se soucier de nos chastes oreilles.
Ils nous voyaient pensifs, totalement détachés, peut-être pensaient-ils que leur langage, parfois codé, ne nous était pas accessible ?
Pendant les silences, entre deux anecdotes en attendant que l’autre survienne, nous fixions les braises et les gerbes scintillantes qui s’envolaient soudain sans raison apparente.
Un léger souffle venant du conduit ou simplement un tison qui s’effondrait sous l’intensité de son incandescence, était à l’origine de ce petit feu d’artifice fugace.
Ce jet ascendant d’étincelles, nous expédiait dans l’espace à côtoyer le cosmos, les étoiles et le mystère qui les entoure. Le chuintement de la vapeur mousseuse et baveuse qui s’écoulait d’un bois trop vert, nous transportait au pied d’une cascade ou le long d’un ruisseau à traquer la truite, à écouter le clapotis de l’eau contre une pierre dans ses endroits moins rapides. Ces moments de méditation suggérée par la pyrotechnie soudaine étaient de longueur variable et pouvaient s’éterniser. Je regardais ma grand-mère perdue dans ses rêves : Vers quel passé ou quel avenir a-t-elle fugué ? Personne ne demandait rien et chacun voyageait à sa guise. Personne ne suivait le même film, nous nous inventions des voyages dans des ailleurs différents.
Un morceau de bois largement braiseux se fracturait en cubes orange vif, s’animait un instant de petites flammes bleues puis reprenait sa lente combustion sous une couche légère de grisaille.
Il s’effondrait en débris charbonneux d’une ignition assoupie, incomplète, puis s’endormait dans l’âtre à bout de souffle.
Lorsque la cendre recouvrait les braises d’une strate grise qui étouffait le foyer, nous étions dans la poudreuse à rouler des boules qui gonflaient jusqu’à composer le corps d’un bonhomme de neige.
Alors, grand-père s’activait avec le tisonnier pour réveiller la bûche, oxygénait le charbon endormi avec le vieux soufflet au cuir crevé par endroits. Il colmatait les trous avec ses doigts libres et soufflotait par le bec. Des fuites d’air latérales soulevaient la cendre générant un brouillard dans tout le foyer. La flamme, d’abord pâlotte, reprenait sa teinte bleue et s’élevait dans le conduit de la cheminée renvoyant une chaleur douce sur nos visages.
Grand mère récupérait le soufflet fatigué pour l’inspecter un instant. Asséché par la chaleur, le cuir craquelé annonçait qu’il était à bout de souffle.
– Il a fait son temps, faudra le changer ou remplacer le cuir ! disait-elle.
Puis le laissait tomber à ses pieds en se baissant à peine.
Quelques morceaux de bois sec venaient en renfort pour donner de la vigueur au feu, suivis de petites bûches de chêne… Encore un petit coup de tisonnier pour mettre un peu d’ordre… la chaleur nous rougissait le visage et chauffait nos genoux. Nous repartions vers d’autres comédies, d’autres tragédies que nos humeurs du moment nous inventaient.
Le dos, toujours plus froid, frissonnait par intermittence comme pour rappeler le contraste de la vie. Devant ces flammes qui dansaient à nouveau, nous changions de décor. Une musique de musette emplissait nos têtes pour nous replonger dans le bal de la fête patronale. Mon père, silencieux jusque là, venait d’entamer un air d’accordéon. Nous revivions les valses et pasos endiablés sur la piste en bois de la Piazzona, le jour de la Saint Laurent. L’orchestre de notre bal hivernal jouait ses flonflons sur l’estrade d’un feu de bois.
Nous lisions dans le feu comme d’autres lisent dans les boules de cristal avec moins de poésie.
Devenue boîte à imaginer, à revisiter le passé et inventer l’avenir, la cheminée était notre petite lucarne ouverte sur la vie. Aujourd’hui, la télé vient à nous avec ses infos prédigérées… En ces autres temps, nous les développions à notre convenance ou repassions nos films préférés à l’envi.
L’inquiétude venait de l’ici et maintenant et non d’un ailleurs que nous ignorions. Les nouvelles du monde comme celles des villages environnants, nous parvenaient en retard, de sorte que l’actualité était toujours dépassée, les évènements nous semblaient lointains, toujours décalés.
J’étais friand de ces moments privilégiés qui me faisaient entrer dans le monde des adultes. J’écoutais presque en secret leurs histoires interdites. Je faisais mine de ne pas comprendre leurs codages, c’est ainsi que je me forgeais un état esprit et apprenais des choses qui trouvèrent un sens, plus tard dans ma vie.

Dehors, les éléments se déchaînaient, la lumière vacillait et l’ampoule menaçait de s’éteindre. Les rafales de vent qui sifflaient dans le grenier sous les tuiles disjointes, s’énervait dans les accidents de la petite fenêtre, s’étranglaient en forçant sous la porte, secouaient au passage les fils électriques arrimés au mur de la maison.
Nous savions que la moindre panne durerait toute la nuit. Les quinquets trônaient aux extrémités de la cheminée, prêts à prendre le relais, le réservoir toujours rempli de pétrole. Une veilleuse, avec sa mèche flottant sur l’huile, tremblotait depuis le début de la soirée. Nous ne pestions pas en cas de coupure soudaine. Nous étions habitués, résignés à rester dans la pénombre en attendant le sommeil.
La lumière blafarde des lampes à pétrole, alliée à celle du feu, projetait des ombres allongées, tremblantes, nous plongeant dans une atmosphère propice aux histoires d’épouvante. Nous frémissions pour de faux, parfois pour de vrai, à l’apparition de fantômes qui longeaient les murs.
Il se fait tard, grand-mère a jeté un regard vers le réveil posé juste au-dessus de nos têtes, sur la cheminée. Demain il faudra se lever tôt.
Elle posait son vieux fer à repasser en fonte sur la braise moins vive, quelques minutes, avant de l’emmailloter dans un journal doublé d’un tissu de laine ou de coton. Elle poussait cette source de chaleur au fond du lit des parents puis l’enfouissait dans celui des enfants. Nous avions le privilège de le garder toute la nuit.
Au signal nous partions nous coucher. La chambre nommée « le frigidaire » était presque glaciale. Nous plongions sous les draps froids, sans tarder, nous tendions les jambes pour aller chercher la chaleur de la bouillote de fortune, tout au fond du lit. Depuis les pieds, la douceur nous envahissait, gagnant progressivement tout le corps… le sommeil serein nous emportait vers d’autres rêves.
Dans la nuit profonde, notre inconscient prenait le relais pour redresser ou amplifier tout ce que l’éveil avait échafaudé dans notre esprit. Il nous inventait d’autres aventures, d’autres histoires qui se dissipaient au petit matin frisquet pour laisser place à une autre réalité.
La cheminée était éteinte, le froid avait gagné toute la maison… Grand-mère ranimait quelques braises endormies, ajoutait du petit bois sous le trépied, c’était l’heure de chauffer le café.
Ainsi, se déroulait notre vie…
J’ignorais que la nostalgie pouvait à ce point me pousser à revisiter le passé.
Assis devant l’ordinateur à décrire ces moment perdus, il me manque l’essentiel.
Evocation nostalgique… Ce qui nous manque finalement… C’est notre jeunesse…
Le regret de ne plus retrouver certaines valeurs, aussi !
Ma grand-mère « bassinait » mon lit avec des braises dans la bassinoire en cuivre…
Vos souvenirs ont réveillé les miens.
Souvenirs similaires 🙂
Je partais avec un groupe de fillettes de mon âge, dans les Alpes deux fois par an : Juillet et Pâques, chez deux dames qui me paraissaient âgées à l’époque mais quand j’y repense elles étaient vraisemblablement quinquagénaires 😀 Bref, les vieilles maisons de village à Veynes, froides l’hiver. Les WX sur la terrasse et le seau à remplir à chaque usage en guise de chasse d’eau….. et le soir pour réchauffer les lits nous avions des bouteilles en métal remplies d’eau chauffée sur la cuisinière à charbon, lesdites bouteilles entourées d’un tissu pour ne pas se brûler……… ces bouillottes particulières m’ont rendue accro à ce réchauffage agréable. La bouillotte fait partie intégrante de ma vie 😀
J’évoquerai les seaux une autre fois 🙂