A mes petites filles.
Ce soir, j’avais envie de t’écrire ce mot. Je sais que tu ne t’en souviens plus.
Tu étais bien trop petite, deux ans peut-être, guère plus.
Lorsque tu arrivais avec tes parents, la nuit largement tombée, tu étais encore dans le brouillard, à peine sortie de ton rêve durant le voyage.
Tu nous boudais, t’enfouissais dans le cou de ta maman pour ne pas nous voir, ta minna et ton missiau.
Tu avais besoin d’un temps d’adaptation, alors nous n’insistions pas en attendant que tu viennes vers nous.
Nous étions encore un peu étrangers dans ton univers.
Je savais que tu finirais par te lover dans le petit fauteuil bleu juste à ta taille comme s’il avait été fabriqué sur mesure.
C’était l’hiver.
Tu regardais la cheminée en me faisant comprendre qu’il fallait l’allumer. Alors, je plaçais quelques bûches et ton sourire renaissait. Tu faisais mine de toucher le bord de l’âtre en mimant une brulure des doigts et tu riais. Cela t’amusait de mettre ton petit monde en émoi.
Lorsque tu m’avais bien taquiné en risquant de tomber dans le foyer, tu partais à la conquête des tiroirs. Ton père ou ta mère sautait derrière toi avec l’index menaçant. Il ne faut pas ouvrir les tiroirs, on peut se blesser, se coincer les doigts, le sortir totalement de son logement et le recevoir avec son contenu en pleine tête.
Un peu plus loin, les portes du buffet étaient fermées à clé. Tu connaissais le truc.
Derrière ces portes, il y a des choses à voir, à toucher… Tu me lorgnais. Si je baissais les yeux ça te donnait du courage. En quelques secondes, ce n’était pas une, mais trois portes qui s’ouvraient. Quelqu’un te grondait aussitôt :
– Arrête de toucher à tout. Arrête de faire des bêtises !
Je comprenais ta déception lorsque les serrures étaient vidées de leurs clés avant ton arrivée. Tu n’aimais pas ça, qu’on te prive de ce jeu : « Cours après moi, ça m’amuse ! »
Tu crois vraiment qu’un enfant de cet âge fait des bêtises ? II explore seulement. Il découvre et apprend la vie. C’était ton métier de petit enfant d’être curieuse, de toucher à tout. Il fallait juste garder un œil sur toi, te faire quelques recommandations et te parler pendant que tu apprenais la vie. Parfois tu recommençais, tu insistais, tu nous testais. Ça aussi ça faisait partie de ton métier de petit enfant.
Tu es grande désormais, les meubles et leurs clés ne t’intéressent plus, tu ne les regardes même plus.
Avant tu fonçais sans te soucier du meuble qui peut faire un croche patte sans le vouloir. Ils sont toujours mal placés et tes préoccupations d’alors ne visaient pas la prudence.
Ce qui t’amusait le plus c’était de me tendre les bras. Je savais que tu en voulais à ma moustache blanche. Intriguée au départ, tu avais découvert qu’en tirant dessus ça pouvait faire réagir. Alors tu ne te privais pas de tirer fort pour entendre ma plainte. Ce jeu de la douleur te plaisait. J’en rajoutais mais je te jure que ça fait mal.
Je le devinais à ton rire et à ton « Encore ? »
Je résistais, pour entendre ton rire… pas trop, sinon tu me l’aurais arrachée.
Et puis les poules ! Ah, les poules ! A toute heure, tu les réclamais. Tu serais même rentrée dans le poulailler avec elles s’il avait été à ta taille. Et les tomates ! Les noix, les figues, les prunes, les pommes !… Quel plaisir de tirer dessus pour remplir ton panier.
Tu ne t’en souviens pas, c’est normal. Je t’écris pour te le dire.
Tu souris en t’imaginant toute petite. Le temps a passé. Beaucoup de temps.
Le temps était mon ami. Je ne me lassais pas de jouer avec lui en toute conscience. Je savais qu’un jour il me lâcherait, c’est son métier aussi. Alors, au lieu de me plaindre, je jouais avec lui tous les jours. Je me régalais de la vie, je sublimais ses meilleurs moments sans nier ses tourments tout aussi présents. Ces moments difficiles si nécessaires pour apprécier les moments doux.
Tu sais, peut-être un jour, tu seras maman et tes enfants feront comme toi. Souviens-toi, c’est en fouillant partout qu’un enfant apprend la vie en faisant crier les grands. Ça agace les parents, ça les fatigue, ils ne se souviennent plus qu’ils ont parcouru le même chemin. Ils croient que c’est normal de gronder au lieu d’expliquer et d’être patient. C’est la vie, c’est comme ça.
Tu vois, un missiau a beaucoup de temps, beaucoup de recul aussi – aujourd’hui capable de lire, tu sais ce que cela veut dire « prendre du recul » – et beaucoup de patience.
Lorsque j’étais papa, j’étais comme les autres, j’apprenais. Mes erreurs étaient celles de tous les papas.
J’étais un papa trop sévère, je l’ai compris en devenant grand-père.
C’était au temps où tu apprenais à nous connaître. Nous t’aimions beaucoup, minna et moi, tu étais le sourire de notre vie.
Regarde ! La vie est belle ! Prends bien soin d’elle en prenant soin de toi ! Amuse-toi comme tu le faisais en venant chez nous.
C’est lorsque la moustache devient trop blanche qu’on réalise vraiment qu’une vie passe trop vite…
Image en titre « Le crépuscule des vieux », des vieilles moustaches !
Très émouvant.
Vos petites-filles le savent certainement, elles ont de la chance d’avoir une minna et un missiau tels que vous 🙂
Elles sont « grandes » et comprennent désormais 🙂
Je trouve ce texte très émouvant et un tantinet nostalgique.
Bonne soirée Simon
Un tantinet réaliste chère Gys, on y va.
Bonne soirée 😉