Sous la brume matinale, un feu semblait couver…
Ne dit-on pas « Il n’y a pas de fumée sans feu » ?
C’est l’image qui a déclenché l’inspiration du jour.
Rien ne semble plus « égalitaire » qu’un feu dans la cheminée et pourtant nous pouvions considérer, en faisant le tour des chaumières, qu’il existait bien des signes intérieurs de relative richesse en regardant une flambée dans l’âtre.
J’avais la chance de vivre au quotidien dans trois foyers différents. De passer un temps chez mes parents, un autre chez mes grands-parents et filer, à la nuit tombée, chez ma tante qui vivait seule à la sortie du village. Longtemps, le trépied a séjourné dans la cheminée de grand-mère et de mère. Chez elles, le réchaud à trois feux alimentés au gaz fit son apparition bien plus tard que chez tante Marie, un peu plus fortunée à la faveur d’une pension de veuve de guerre.
Chez grand-mère, les jours sans école, je passais un bon bout de temps à regarder la marmite qui « bloubloutait » dans un coin de la cheminée à l’écart des braises vives. Des haricots secs mijotaient dans un bouillon rougi par le concentré de tomates maison, verdi, ci et là de feuilles de laurier. La panzetta et le salcicettu (saucisse) livraient progressivement leurs saveurs jusqu’à l’obtention d’un ensemble épaissi. Il était temps de couvrir et de réserver au chaud, bien au calme, loin de la flamme vive. La cuisson sommeillait, en attente de midi. Autour de la table ronde au beau milieu de la pièce, chacun avait sa place réservée. Nous humions le ragout encore fumant en cherchant à ramener les vapeurs sous nos narines avec un geste d’éventail de la main. Certains vendredis, les haricots cuisaient sans viande. En fin de cuisson, grand-mère incorporait des gros morceaux de morue et une poignée d’ail haché menu. Les filets pochaient jusqu’à ce que la chair se détache en lamelles brillantes.
Je me souviens des chemins bien nets et bien tracés chaque fois que, rêveurs, nous passions un bout de pain pour saucer. Je devenais cantonnier en dessinant des routes dans la sauce épaisse. Les talus restaient bien en place après deux ou trois passages. C’était signe de consistance parfaite. Tout le monde ne réussissait pas aussi bien cette texture à petit feu au long cours. Grand-mère y veillait parfaitement.
Chez mes parents c’était invivable. La cheminée refoulait au moindre vent et la pièce principale était envahie de fumée qui nous obligeait à garder les paupières closes et à nous frotter les yeux pour les soulager des picotements. Rares étaient les soirs où nous pouvions passer quelques heures devant le feu. Dans ces conditions, apprendre ses leçons était une galère.
Je n’ai gardé aucun souvenir de veillées paisibles.
Au plus gros de l’hiver, il nous arrivait de cumuler les inconvénients. Les tuiles devenues poreuses faisaient fonction d’éponges. Une fois gorgées d’eau, elles suintaient un peu partout dans le grenier. Celles fendues pissaient sans vergogne à gros jets, des ruisselets couraient sur le plancher disjoint puis plongeaient sur un lit à la faveur d’une crevasse. C’était la course aux bassines pour épargner les chambres. Nous éteignions le feu avec une casserole d’eau provoquant un nuage épais de vapeur vite expulsé dans la salle par une rafale de vent qui semblait à l’affût. Nous endossions gros pulls et canadiennes. Pour évacuer au plus vite l’épais brouillard qui nous entourait, nous ouvrions la fenêtre et la trappe du grenier pour provoquer un appel d’air à la fois salvateur et glacial. Il ne restait plus qu’à filer au lit sans tenir compte de l’avis du réveil qui prenait tout son temps en étirant les heures.
Dans la pénombre de ma chambre, je voyageais sous les bourrasques, tremblais dans l’humidité omniprésente en écoutant la fureur du torrent qui filait à toute allure vers Archigna en direction de la mer non loin de Propriano. J’imaginais sans peine les frasques du ruisseau devenu fou qui grondait cinquante mètres en contre bas de ma fenêtre. Je faisais mon apprentissage des sensations fortes, entre frissons et chaleur douce des couvertures.
C’est dans cette chambre que j’ai cultivé mon goût pour les contrastes et pour les mots en découvrant chaque soir une page du vieux dictionnaire de Denise. Comme en secret et pour donner plus d’impact à mes découvertes, j’ouvrais le Larousse de manière aléatoire puis lisais sous les draps à la lumière d’une lampe. J’avais l’impression d’entrer dans une caverne d’Ali Baba remplie de merveilles. Les mots organisaient un voyage du concret vers l’abstrait. Chaque vocable nouveau m’embarquait vers des mondes lointains que mon imagination naissante animait à sa guise. C’est alors que je me suis forgé une forte faculté de vivre en autarcie, de créer des univers joyeux nés d’épisodes moins heureux.
Le soir, j’attendais qu’il fasse bien nuit pour filer chez ma tante. Il y avait un passage sans éclairage entre la dernière maison en construction et sa demeure. Jusque-là, j’allais à petits pas tout en me préparant à faire le plein de frissons. Dès que j’atteignais le dernier virage avant la ligne droite qui conduisait à mon domicile des nuits, j’ouvrais les vannes des sensations. J’étais à l’écoute du moindre bruit qui venait du maquis tout proche et j’écarquillais les yeux cherchant à deviner un mouvement, une silhouette inquiétante, espérant qu’un ectoplasme s’élèverait à quelques mètres de moi sur un talus.
Parvenu à mi-parcours, je m’arrêtais dans un endroit sombre pour intensifier mes sensations extrêmes. Assailli par un frisson devenu insupportable, je refermais toutes mes perceptions et piquais un sprint qui me conduisait en quelques secondes sur le pas de la porte.
Tante était parfois surprise et faisait un bond en arrière en me voyant surgir du néant, la délogeant subitement d’un rêve. Puis elle riait en disant « Tu as eu peur ? »
La peur n’arrivait jamais par surprise, je la cultivais, la nourrissais jusqu’à ce qu’elle devienne danger réel dans mon esprit. J’avais pris l’habitude de fabriquer mes sensations qui soudain semblaient venir d’un autre monde, de sorte que je passais de la maîtrise à la totale dépendance.
La cheminée était toujours bien garnie, dessus et dans l’âtre. Le feu ronronnait paisiblement, le chapelet toujours posé à côté de la lampe à huile dont la flamme était destinée à un être disparu, pendouillait dans le vide, tremblotait ou dansait en souplesse sous l’effet d’un souffle chaud qui montait des flammes… La croix se dandinait comme un pendule qui détecterait l’origine de la chaleur flottant jusqu’au plafond pour tempérer l’atmosphère.
Les quinquets toujours prêts à prendre le relais en cas de panne électrique, assez fréquentes en hiver, trônaient sur les côtés de la cheminée. La nappe toute en dentelle réalisée au crochet durant les longues nuits d’hiver, finissait de jaunir à force d’être boucanée…
Entre l’inconfort chez moi et le confort relatif chez ma tante, je commençais à entrevoir la vie.
Si grand-mère était bonne cuisinière, tante ratait tout ce qu’elle essayait…
Chez elle, je me nourrissais de boîtes de conserves puis, progressivement, je me mis aux rudiments de la cuisine en observant grand-mère au tympanon (ancêtre du piano).
Je devais avoir entre dix et douze ans, le midi je mangeais chez Bocuse et le soir chez Cassegrain, parfois chez William Saurin.



Profitez bien de votre cueillette et bon appétit bien qu’il soit un peu tôt pour cela 😉
Je viens de ramasser dix bidons de 15 litres de terreau sur les chemins, il est temps de songer au bon appétit, il faut que je trouve un truc. 😉
Un texte que je connaissais dont vous avez fait un très beau récit.
Les photos des châtaignes sur le feu sont de véritables merveilles, entre lumière et opacité de la fumée, chapeau m’sieur 🙂
Selon les images qui m’inspirent, je vais chercher des textes écrits trop vite ou publiés en premier jet.
C’est le cas ici. je restaure et j’en profite pour les nouveaux venus, lorsqu’ils ne sont pas trop lus.
Bonne journée 🙂
Ne dit-on pas qu’il y a du savoir-faire chez William Saurin ? belle journée Simonu
Je l’ai fait savoir en citant la marque, ou presque 😉
Bonne journée Gibu !