U duttori

Ce médecin a veillé sur moi une bonne partie de mon enfance… et parait-il, bien m’en a fait. Les choses ont  changé, le médecin de famille dit de campagne est en voie de disparition avancée. La tendance est au toubib des villes et au tarissement puis l’extinction du toubib des champs. 

C’était un homme dont on disait volontiers : « iddu si, chi era un bon’ duttori* ! » (Lui, c’était un bon docteur). Les patients fonctionnaient à la confiance nécessaire pour que cet homme de bien veille sur la santé de la maisonnée. De la même manière, ils laissaient au curé et à l’église le soin de soigner leur âme. Ce partage des tâches leur assurait toute disponibilité pour aller trimer ailleurs sans trop s’encombrer l’esprit. Un autre temps avec ses bons et ses mauvais côtés, nous vivions ainsi dans nos quartiers.

Toujours disponible pour ses patients, de jour comme de nuit, il en oubliait sa vie personnelle et familiale. Il vivait un sacerdoce, faisait un don de soi, c’était acquis une bonne fois pour toutes en totale conformité avec le serment d’Hippocrate. Le rural sera bientôt un endroit déserté par le genre, comme les églises l’ont été par les curés, les commerces par les épiciers et l’artisanat faute d’artisans.

Il était médecin de campagne au double sens : Il exerçait en milieu rural et assurait une mission presque militaire pour être disponible à tout moment, tel un soldat sur le front : il était à la campagne comme en campagne.

Je l’ai bien connu. Je me souviens d’un homme pas très grand qui se déplaçait avec son cartable marron gonflé de petit matériel de premier secours. Il se penchait sur vous avec son œil gauche de scrutateur, plus rond, plus grand et plus ouvert que l’autre. Ses trois doigts qui font la pince de la main droite portaient la trace, presque devenue indélébile, du mercurochrome. Ils étaient rouges en permanence car il était médecin et infirmier à la fois. Ses premières phalanges recouvertes de poils noirs bien visibles… des mains que j’aurais reconnues entre mille autres, tant j’avais l’habitude de le voir à mon chevet.

J’étais un enfant souffreteux et la famille n’était pas épargnée par le sort. Deux enfants décédés très jeunes dont mon petit frère, accidentellement, alors que je le tenais par la main. La mortalité infantile était élevée à cette époque. Presque toutes les familles étaient touchées par ce drame, je n’avais dû mon salut qu’à son suivi attentif et sa volonté de venir à bout de la maladie… D’après mes parents, je serais arrivé plusieurs fois aux portes du cimetière sans jamais y entrer définitivement grâce à lui. Ce jour viendra, il m’aura laissé le temps de vivre… je suis un miraculé de la vie certainement.

Avant la fin de l’hiver, il opérait les enfants des végétations dans son cabinet de la rue Sorba. Il pratiquait des petites interventions en ambulatoire avant la lettre car partir à l’hôpital n’était pas une sinécure. Je me souviens l’avoir aidé avec mon père lorsque nous tenions les bras de ma petite sœur, sujette aux otites à répétition, pour qu’il procède à une paracentèse* sur un coin du lit de mes parents. Notre chèvre était entrée dans la pièce, nous ne parvenions pas à la déloger. Elle a assisté à l’intervention après avoir poussé la porte qui fermait mal, intriguée, plus qu’effarouchée, par les cris de la petite… En quittant la chambre, Barbichette sema un chapelet de billes noires laissées en cadeau tout le long du couloir qui conduisait à la sortie.

C’est « u duttori » qui est venu à mon secours, lorsque, vers l’âge de sept ans, j’ai été renversé par une Rosalie avant d’être traîné sur une trentaine de mètres accroché sous le véhicule. J’avais frotté sur le macadam comme sur une toile émeri m’en sortant avec le bras à vif fortement râpé et le cuir chevelu en partie scalpé. Je venais d’être habillé de neuf et m’inquiétais pour mes vêtements. En me voyant il s’est écrié  : « Ce n’est pas possible, le sort s’est acharné sur vous… et toi tu te soucies des vêtements ! ». La voiture qui a failli m’achever portait le même nom que celle qui m’a donné la vie. Le chauffeur affolé avait lâché le volant… des gens assis sur le bord de la route ont réussi à stopper le véhicule avant de me sortir de ce mauvais pas dont je n’ai gardé aucune séquelle. Cette mésaventure s’est produite encore deux fois dans ma vie d’adulte comme pour rompre définitivement ( ?) le signe du « jamais deux sans trois », liquidé sans grandes conséquences.

Mes parents n’étaient pas très fortunés, il jugeait instinctivement s’il devait faire payer sa visite… ce n’était pas souvent. Avec cet homme, le serment d’Hippocrate était encore respecté : sa bouche taisait ce que ses yeux voyaient dans les chaumières ou savaient de la misère humaine.

U duttori a oublié de penser à lui, il a quitté ce monde beaucoup trop tôt.

Ma dernière demeure se trouve au pied de la sienne. Sait-on jamais, si le médical fonctionne aussi dans l’au-delà… Il n’aura qu’un pas à faire, je peux donc mourir tranquille… Il me reste encore un peu de temps. Pour l’heure, je respire chaque instant et vis pleinement  l’« ici et maintenant ».

Adulte, j’ai toujours eu du mal à appeler un médecin « docteur » en l’interpelant, à dire « mon père » à un homme d’église comme « maître » à un avocat… Je me suis contenté d’un banal « monsieur ».

Pour lui, j’ai bien envie de mettre une majuscule et lui dire : « Je vous remercie Monsieur, je me souviens encore de vous.»

*Paracentèse : acte médical qui consiste à percer le tympan pour libérer le liquide accumulé entre les membranes par les otites à répétition. La douleur est instantanément soulagée.

1 Comments

  1. Bonjour Simon.
    J’apprécie lorsque tu évoque ton enfance et par la même occasion, égoïstement, la mienne.
    Il m’arrive de penser aux nombreux commerçants installés au village lorsque nous étions enfants.
    Coiffeur, cordonnier, tailleur, pressing, boulangers, pâtissier, garagiste, peintres, ébénistes, menuisier, marchants de meubles, d’électroménager, etc.
    Parfois, lorsque j’ai du mal à m’endormir, je m’amuse à les imaginer dans leurs boutiques en commençant par le bal des Poli à l’entrée du village.
    Amitiés.

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