Mon domaine était Ambruginu, la partie habitée la plus basse de la Navaggia et donc du village. L’endroit était calme éloigné du monde et c’est là que j’ai fondé, sans le savoir, le sens poétique et même philosophique, de ma vie d’adulte.
Le silence n’est pas l’absence de bruits mais l’absence des mots. L’absence des dire qui encombrent la vie de leurs approximations et de toute la surcharge d’émotions dérangeantes qu’elle engendre.
L’absence, aussi, des mots tendres, des mots durs, des mots qui pèsent ou qui soulagent. C’est la trêve des sensations en relation avec les autres humains.
Seul. Je me retrouvais seul pour faire le plein de moi même, sans être influencé par quiconque.
J’étais enfant d’une dizaine d’années, peut-être moins.
Je filais au jardin pour chercher un peu de paix.
C’étaient les heures chaudes, les heures creuses, personne ne s’aventurait jusque-là. C’était l’heure de la sieste, le monde sommeillait.
Je m’asseyais au pied du grand poirier au milieu des tomates ou des pommes de terre, adossé au talus, introuvable, les yeux rivés vers le ciel à travers les branches chargées de fruits. Le feuillage formait une sorte de tamis qui laissait transparaitre l’azur aoûtien si lointain, si mystérieux. Il me semblait que les étoiles, invisibles, étaient en voyage dans les galaxies, absentes, perdues dans le grand lointain céruléen.
Parfois, quelques martinets montaient très haut puis plongeaient brusquement lâchant des cris stridents adressés à la cantonade. Leur silhouette arquée, formée par des ailes en faucille, tournoyait avec une grâce infinie inscrivant des arabesques folles dans l’air. Ils virevoltaient inlassablement, en boucles tantôt serrées tantôt larges dans un mouvement insensé, incompréhensible, avant de disparaître. J’avais l’impression qu’ils inventaient l’inutile, la course débridée comme mus par un instinct oisif que seules les hirondelles, leurs copines, pouvaient comprendre.
Le silence tourbillonnait au-dessus de ma tête.
Parfois un autre silence venait détourner ma vision aérienne presque métaphysique.
Je scrutais les bruits au lieu de les écouter.
J’observais le bavardage incessant des mésanges qui se disputaient une poire à la maturité déjà avancée.
Elles sont expertes en maturité précoce. Elles la devinent lorsque un côté du galbe jaune de la Williams présente un rebondi rosi ou légèrement orangé.
Je suivais leurs chamailles lorsque l’une disait à l’autre qu’elle était propriétaire de la belle juteuse ou qu’elle était arrivée là avant tout le monde. Chaque torsion de cou, chaque battement d’aile trahissait le dialogue.
Et ça becquetait de coups synchronisés, ciblés du côté déjà mûr. La poire encaissait les coups sans rien dire, je devinais quelques « Aïe ! Ouille ! » d’une Williams en détresse Et lorsque la plus chahutée lâchait prise sous des secousses trop fortes, elle venait, dans sa chute soudaine, se plaindre juste à mon flanc. J’inspectais ses blessures, petits trous étoilés, infligées par des becs fins. Cette observation doublée d’une communication imaginaire était un autre silence. J’écoutais le monde ainsi, une bonne partie de l’après-midi.
Je surveillais la vie de l’araignée, de la coccinelle comme celle des fourmis qui trimaient jusqu’à la tombée de la nuit sans la moindre plainte. Un labeur incessant tissait dame nature, la façonnait, je me contentais de regarder ces mouvements insonores sans chercher à deviner le sens de tout ce qui se tramait sous mes yeux.
Regarder et ouïr se confondaient. La moindre observation engendrait un dialogue muet rempli de fiction, de réalité sans doute, mais de réalité modelée à ma convenance.
C’était le repos, le silence bavard et reposant de la nature.
La nuit, c’était une autre aventure. Lorsque le temps le permettait, je dormais la fenêtre ouverte. J’avais juste devant moi, le sommet du Pinettu ( la pinède) couronné d’étoiles.
Des clignotants minuscules mais vifs et insistants semblaient m’inviter à fuir dans les scintillements célestes, à m’envoler dans le grand mystère à la vitesse fulgurante de la lumière noire. C’était un long voyage à travers la voie lactée, parfois j’apercevais le Paradis sans jamais aller voir ce qui s’y passe. Dès que mon imagination survolait la grande lumière douce et engageante, je fermais les yeux préférant garder le secret intact. Alors, un zéphyr léger me transportait vers une planète inconnue où des créatures d’une douceur infinie souriaient à ma rencontre. Je profitais de cette facilité de transport pour visiter de nombreux mondes mystérieux, très différents. Des formes effrayantes surgissaient d’un coin obscur et des gentils galactiques tout roses me tendaient de la barbe à papa ou quelque glace molle dont ils ont le secret, d’une onctuosité parfaite sans masse compacte ni trop givrée, comme une neige légère, parfumée, qui fond entre langue et palais.
Le chant des grenouilles m’offrait une sérénade interminable. Je devinais le chef d’orchestre, la diva ou le ténor qui gonflait sa gorge sur un rythme espacé, au son très grave. Parfois les chœurs cessaient, j’imaginais le passage d’un chat ou peut-être d’un hibou qui venait de survoler le bassin avant de se poser sur le grand châtaignier. Il bouboulait un instant… A qui adressait-il son ululement ?
Le grondement du torrent, tout proche en contre bas, me racontait sa vie. J’imaginais les chutes, les passages vifs, les grosses coulées qui se heurtent aux rochers puis se reposent un instant dans un aplat* plus calme, l’atmosphère froide et humide sous les aulnes, les anguilles, les grosses truites de sortie en quête de lombrics emportés par le courant.
Un cours que je parcourais déjà pour en connaître les méandres et les coins à truites.
La lune, que je devinais en approche, faisait irruption dans ma chambre comme un lampadaire, soudain posté dans l’encadrement de la fenêtre. Avec cette lumière devenue trop vive, mes vagabondages s’estompaient, s’évanouissaient puis se perdaient dans l’excès lumineux…
Le silence plongeait dans les rêves, dans l’ombre et l’obscurité…
Le silence devenait invisible puis inaudible.
Je l’inventais, les yeux clos ou perdus dans le vague lorsque l’imagination s’évadait dans le lointain pour échapper au brouhaha de ce monde.
Désormais, il m’arrive de me perdre dans le grand silence que l’on appelle néant.
Mais celui-là ne s’invente pas.
Le néant n’a pas de contours et ne murmure.
Il n’est même pas silence absolu ni même négation de tout.
Il n’existe point de mots pour le dire, pas d’images pour le décrire.
Il porte un nom sans image, on le suggère bêtement alors qu’il est ineffable.
C’est pourtant lui qui interpelle, qui va nous engloutir…
Va-t-on plonger dans ce gigantesque trou noir ?
Ni trou, ni noir, chut !
C’est juste le silence…l’impalpable silence.
*Aplat dans le sens de partie plate, sans aucune déformation, ça existe aussi en dehors de « teinte plate, unie » en peinture.
Peut-être existerais-je encore un peu dans la magie et le silence des autres…
Le petit plus.
Vous étiez dès la naissance à l’endroit rêvé pour philosopher et poétiser 🙂
Et c’est vrai qu’on rêve mieux lorsque les hommes (enfin!) se taisent et que la nature peut se faire entendre.
(j’ai eu du mal à trouver le musicien mais c’est bon, je l’ai 🙂 )
Le musicien céleste ne se voit pas du premier coup… Bon, certains verront autre chose, c’est le principe de la paréidolie.
En haut à gauche, certains y voient un chien, la gueule ouverte.
Je me retrouve encore dans ces lignes. Très belles d’ailleurs, elles me font rêver car représentent bien ces lieux que vous décrivez
🙂
Le partage est donc parvenu à bonne destination.
Je m’occupe du jardin, aujourd’hui, il fait beau et mon esprit vagabonde et hume quelque inspiration….
Bonne journée.
Moi aujourd’hui balade à pieds et vélo cet après-midi 🙂
« Le silence n’est pas l’absence de bruits mais l’absence des mots. L’absence des dire qui encombrent la vie de leurs approximations et de toute la surcharge d’émotions dérangeantes qu’elle engendre. »…. Ode au silence, choix de beaucoup de Saints ; éveil et jouissance de tous les sens. Quel beau texte dédié … »chut » !
Merci Sylvie, une bonne fin de soirée 🙂
superbe texte. Ma pareidolie m’entraîne jusqu’à l’œil aiguisé d’un rapace pendant que mon imagination me souffle qu’il y a une grenouille au premier plan ! nous restons toutefois dans le règne animal dont est émaillé votre récit. Quel bonheur, enfant, d’avoir pu s’isoler à volonté………. bonne soirée Simonu
En effet, certains, comme vous, y ont vu un rapace 🙂
Le récit de demain est prêt « Mon rêve est tranquille »
Bonne fin de soirée Gibu !