Incognito.

Peu importe le temps…

Jules, un inconnu, venait d’arriver dans un petit village de Castagniccia.
Un hameau perdu dans la moyenne montagne en Haute Corse.
Monacia d’Orezza est un village fantôme en hiver, seuls trois à quatre habitants y passent la saison froide.
La vie renait au sortir du printemps jusqu’à l’automne.

C’était un mois d’été, le temps était radieux, les martinets s’en donnaient à cœur joie tournant inlassablement autour du vieux clocher, en trilles stridents.
C’est leur contribution annuelle au décor auditif des jours d’un début de juillet.

Sur la place de l’église, quelques boulistes taquinaient le cochonnet en se chamaillant bruyamment. Ils pratiquaient « la pétanque prétexte à patienter » en attendant, après sieste, l’apéro du soir.
L’étranger, sans doute observateur, avait remarqué dans un coin ombragé, la bouteille de pastis cachée derrière une petite brassée de fougère fraîche. C’est la présence de cette herbe encore verte qui avait attiré son regard. Juste à côté une glacière. Il découvrira, à la tombée du soir qu’elle servait de frigo pour quelques bouteilles d’eau de source et des sachets de glaçons.

L’homme s’était installé sur un muret qui entourait la place pour assister au spectacle boulistique. Il pratiquait la pétanque aussi et son œil averti avait bien remarqué deux ou trois joueurs adroits, sans doute des estivants, des villageois de retour au bercail.
De temps en temps, à l’occasion d’un carreau magistral, le tireur lui adressait un regard interrogatif, semblant dire « Tu as vu ce coup de maître ? »
Jules opinait du chef avec un léger sourire, parfois adressait un clin d’œil pour signifier qu’il avait reçu le message. Quelques fois, lorsque le regard intrigué des joueurs se relâchait un peu, l’étranger tentait un pouce levé pour souligner une belle action de jeu.
Il adressait des mimiques, des sourires amusés pour maintenir l’attention en espérant engager un dialogue encore gestuel. C’était sa manière d’hameçonner, de ferrer un éventuel interlocuteur…
Jusque là pas un mot, que des échanges timides mais une relation, encore virtuelle, s’installait.
Il savait y faire, il avait l’habitude de courir les villages depuis un bon moment et c’est toujours de la sorte qu’il entrait en relation avec un groupe. Ce n’était jamais lui qui abordait. Par son comportement de gars venu d’ailleurs, d’intrus sympathique, il suscitait toujours la curiosité.
A un moment ou un autre on allait à lui pour engager conversation.
Tout se déroula ainsi comme il l’avait prévu, habitué aux rencontres aléatoires.

A la fin de la partie, un joueur s’approcha et l’interpella :
– Vous êtes de passage ? Vous avez de la famille ?
– Oui, je suis de passage. Tous les ans, je cherche un endroit pour mes vacances, toujours un coin nouveau, reculé, un court séjour avec l’inconnu. J’aime découvrir des contrées perdues, des endroits préservés de la contamination urbaine, où les gens vivent encore à l’ancienne. Je ne visite jamais deux fois le même endroit, tous les ans je change de lieu éloigné du précédent. Cette année, j’arrive dans votre village.
– Vous avez loué ?
– Oui, la petite maison là-bas.
– Venez avec nous, on vous invite à l’apéro !

L’apéritif dinatoire s’éternisa jusqu’à très tard.
Les discussions étaient débridées. Une nette impression de mise en examen se dégageait.
Chacun à tour de rôle s’intéressait à Jules, cherchant à savoir d’où il venait et ce que je faisait dans la vie.
Il racontait n’importe quoi en cherchant toujours à réduire l’espace des questionnements par des réponses précises mais qui n’avaient rien à voir avec la réalité. Il était rompu à ce genre d’interrogatoire.
La soirée commencée au pastis, poursuivie au vin pour accompagner pain, charcuteries diverses et fromage, se termina à l’eau de vie. Le monde bouliste était bien éméché lorsque la place se vida et que chacun regagna son domicile.
C’était un rituel qui se reproduisait tous les samedis, notre inconnu déjà sollicité pour le prochain rendez-vous en, fin de semaine.

Sylvain s’était montré le plus assidu à converser avec le visiteur.
Lorsqu’il réalisa que Jules avait loué juste à côté de sa maison, il l’invita à passer le matin chez lui, pour prendre le café. La visite s’éternisa jusqu’à midi, comme une évidence, ils déjeunèrent ensemble.

Sylvain vivait avec sa femme, une dame discrète, très peu diserte, elle se tenait à l’écart des conversations.
Durant toute la matinée, Jules eut droit à diverses visites.
D’abord celle du jardin. Un immense espace à cultiver, beaucoup trop grand pour deux personnes. Il y avait de quoi alimenter un marché avec toutes sortes de légumes de saison. Dans ce potager, d’innombrables pieds de tomates, de courgettes et d’aubergines, une quantité astronomique d’oignons, tout un champ de haricots verts lorsque d’autres n’en plantent que quelques lignes… pour quoi faire ? Cela avait surpris le visiteur.
C’est au moment de l’apéro sur le coup de midi, encore un, que Sylvain conduisit son hôte dans sa réserve pour l’hiver. Un cellier, à la fois sombre et frais, abritait un nombre incalculable de bocaux stérilisés. Des sauces tomates nature ou parfumées au basilic, des aubergines confites, des poivrons de la même veine, des haricots verts, des plats cuisinés dont les gros haricots Soissons à la panzetta, très prisés dans la région, bref, il y avait de quoi tenir un restaurant tout un hiver et sans doute une bonne partie de l’année.
Le villageois avait un faible pour le bon vin, des crus classés du bordelais, surtout. Il prenait plaisir à montrer ses « Graves » et sa réserve de « Pomerol ».
Plus l’étiquette était poussiéreuse, plus le vin avait de l’âge. Sylvain tournait sa bouteille dans tous les sens pour prolonger le plaisir du récit, passait sa main sur l’étiquette, avec délicatesse pour libérer l’écriture de son écran poudreux et découvrir le millésime afin d’épater un peu plus. Il surveillait l’intérêt de son invité pour son vin de garde en le jaugeant par dessus ses lunettes, semblant attendre une réaction. Il donnait l’impression d’un Geppetto admiratif devant son Pinocchio de verre sombre, dont le goulot faisait fonction de nez.
Sylvain et Jules avaient largement sympathisé.
C’est chez cet habitant que le visiteur passait la plus grande partie de mes journées. On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours et qu’ils partageaient le même amour des bonnes choses et du jardinage.

La veille de son départ, Jules dut sacrifier à la sempiternelle partie de pétanque. Il imaginait une sorte de pot de départ et sentait venir « l’embuscade ».
Il se défila au beau milieu de la célébration en prétextant qu’il devait garder fraîcheur pour le lendemain et fut quelque peu chahuté au moment de saluer tout ce monde…

Le matin de son départ, le touriste était passé chez Sylvain pour le saluer une dernière fois et le remercier de son accueil chaleureux. Il lui devait bien cette exclusivité.
Le jour précédent, il avait particulièrement apprécié le plat des amis préparé par son épouse. Un plat local, rustique, très ancien, que les aïeux de sa compagne préparaient les jours de retrouvailles avec des proches.
Des lasagnes de confection maison et cuites dans un bouillon d’os de jambon. Des larges plaques servies comme des pâtes avec du vieux fromage piquant, râpé, qui baignaient dans une petite louchée de bouillon, accompagnées d’un os comportant des morceaux de viande à racler.

Les adieux furent rapides, bâclés, Jules n’aimait pas s’attarder, Sylvain non plus.
L’un se dirigea vers sa voiture pendant que l’autre filait vers son jardin en adressant un dernier mot  » bon retour et j’espère que tu reviendras ! »

Cet empressement à saluer son départ et son souhait de le revoir, deux expressions antagonistes qui allaient changer le comportement de l’homme de passage.
Il s’en allait incognito comme il était arrivé, sans s’être livré vraiment.

Il avait préparé un mot, qu’il devait glisser discrètement dans la boîte aux lettres.
Après une hésitation, il garda sa missive, s’engouffra dans l’habitacle de son véhicule et démarra.

Le contenu de sa lettre trottait dans sa tête :
(Une voix of)

 » Mon vrai prénom est Simon, je suis ton frère. Tu sais, comme moi, que nous avons été abandonnés lorsque nous étions tout petits. Toi à l’âge de vingt mois et moi deux. Cela fait quelques années que je te cherche après avoir découvert que j’avais un frère.
Je sais que tu es informé aussi et que tu rejettes tout retour sur ton passé. J’ai voulu respecter ta volonté mais j’avais besoin de te retrouver, de savoir comment tu vivais et si tu étais bien.
Tu as sans doute remarqué que nous portons la même barbe, que nous avons la raie de coiffure du même côté avec suffisamment de cheveux pour notre âge, la même mimique au moment de sourire et le même goût pour le jardin, certes plus renforcé chez toi.
J’ai été heureux de ces retrouvailles ‘unilatérales’, j’ai l’impression d’avoir, en quelques jours, refait toute notre vie. Je nous ai imaginés petits en nous inventant une famille. »

Simon s’arrêta à cet endroit de la lettre car il venait de réaliser qu’il se trouvait face à un dilemme.
En laissant sa missive sans ses coordonnées, il créait un malaise en tout révélant de la sorte, suscitant l’envie de se revoir en plongeant son frère dans l’impossibilité de le contacter.
Il a pensé qu’il valait mieux s’en aller incognito, sans rien révéler de leur histoire.

Le souffle léger d’un apaisement définitif, tranquille au fond de mon âme, semblait passer.
Simon s’imaginait que Sylvain avait tout compris lorsqu’il lui adressa son son dernier message :

« J’espère que tu reviendras ! »

Il est reparti laissant l’autre dans l’ignorance, au mieux dans l’interrogation, le doute ou le mystère…
Incognito, un secret dont il ignorait s’il avait été dévoilé, sa visite censée lui donner un éclairage l’avait plongé dans une nouvelle intrigue…

4 Comments

  1. Très jolie nouvelle qui ménage son effet pour la fin, j’ai beau aimé.
    Le plat très ancien réservé aux retrouvailles des proches est très bien amené pour la chute, ce furent des retrouvailles tout en pudeur de par et d’autre, parfois il n’est pas besoin de mots pour « savoir ». On retrouve cela souvent dans la littérature méditerranéenne, ces non dits qui en disent long sur les sentiments.

  2. Quelle belle histoire ! Moi qui ai tenté à mainte reprise de réparer des maillons cassés au sein de ma propre famille, je n’en serais pas restée là……… quelque chose comme un goût de gâchis…….. mais c’est cela aussi la diversité des réactions et des êtres humains 🙂

      1. ouiiiiiiiiiii je suis un peu bleuette et amoureuse des happy ends 😀 mais je me console en imaginant qu’André n’a rien compris et qu’il ne sera pas en situation de manque……….. Bonne nuit Simonu

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