L’eau à la bouche.

Je l’ai évoqué à plusieurs reprises, j’étais un lecteur tardif, très tardif. Chez nous pas le moindre ouvrage, pas de journal, on ne voyait que sacs en jute pour transporter les pommes de terre, cordes, vieilles chemises pour en rapiécer d’autres et cravates réformées par quelques notables, qui allaient servir à confectionner des entraves pour les chèvres.
C’était notre quotidien.
A vrai dire cela ne m’a pas posé beaucoup de problèmes, c’était comme ça. Nous n’étions pas une famille de lumières et tout naturellement, nous pensions que c’était dans l’ordre des choses, sans que ce soit un réel fatalisme. Même pas, ça glissait, tranquille. On s’en accommodait le plus simplement du monde. Mon père était analphabète, rien de plus normal pour moi, d’autant que j’étais en progrès par rapport à lui.

Je me suis fait tout seul. Un autodidacte authentique, un vrai, un pur. C’est peut-être pour cette raison que je creusais naturellement dans tous les recoins pour comprendre. Je m’étais forgé un état d’esprit bien particulier sans tomber dans l’excès ou la névrose. On m’a bien pris pour un perfectionniste, à tort je pense, car mon sens du détail découlait naturellement de mon parcours plus que d’une posture tordue. Ce n’est pas bien grave, chacun voit et comprend comme il veut ou comme il peut.

Cet éclairage, que vous avez lu mille fois me semble nécessaire pour comprendre ce qui suit.

J’étais donc dans une classe dont la marche vers la lecture n’était pas assurée pour la plupart. Comment faire pour que ces enfants ne soient pas rebutés par les livres et surtout, comment les baigner plus souvent dans la « lecture plaisir» ?

Pratiquer la lecture n’était pas une discipline à part à mon sens. C’était une affaire de tous les instants sans que personne ne s’en doute. Nous faisions comme Monsieur Jourdain, notre pratique était omniprésente sans que les élèves aient l’impression de renforcer le lire personnel.
Au moment consacré, intitulé « Lecture », nous en profitions pour fouiller profondément en décortiquant un texte comme on réalise une autopsie. Le vocabulaire, la grammaire, la conjugaison, la structure de phrase, nous analysions pour montrer que cela formait un tout. ensuite, évidemment, nous pouvions pratiquer grammaire plus précisément mais le référent demeurait le texte.
Cela peut paraître compliqué alors que c’est tout simple si c’est bien pensé et bien induit. Les enfants avaient le droit de fouiller, de souligner, d’entourer, de commenter pour les plus avancés, directement sur le petit ouvrage qui servait de référence à toute la classe. Chacun avait son propre livret qui relatait la même petite histoire (genre collection enfantine et non le manuel scolaire habituel).

Une idée me trottait dans la tête depuis quelques temps. Je cherchais à voir comment on pouvait créer un moment de la journée uniquement consacré au rapport personnel avec la lecture. Cela me semblait l’occasion de renforcer encore les contacts avec le lire.

J’imaginais un moment plaisir au cours duquel l’enfant se trouverait seul à donner son avis sans que je n’intervienne. J’avais choisi, la dernière demi-heure de la journée, deux fois par semaine que j’avais nommée « L’eau à la bouche« .

Faire de tout acte de la journée scolaire l’occasion d’un rapport avec l’écrit sans que ce soit une souffrance ou perçu comme tel. Multiplier les contacts sans être ostentatoire ou ennuyeux. Une manière de faire passer les choses en douce…

Il nous fallait un moment rien que pour le plaisir. Un temps attendu, bien marqué dans la semaine pour intensifier le but recherché, ne surtout pas en faire un moment aléatoire.

J’avais commencé par fournir une liste de livres assez conséquente à tous les parents de la classe. Je les encourageais à en acheter quelques-uns selon leurs moyens. Cela arrivait en complément de la bibliothèque de la classe et ajoutait un plus avec l’attente générée par la commande. Les parents étaient invités à se concerter pour éviter d’acheter les mêmes livres et les enfants exprimaient leurs envies, aussi. Je m’arrangeais pour que tous soient servis.

Il ne me restait plus qu’à créer un mouvement pour établir un circuit entre ces livres et les élèves : c’était le moment de « l’eau à la bouche ». Deux fois par semaine, les élèves étaient invités à présenter le livre qu’ils venaient de lire. L’inscription se faisait la veille ou le matin afin d’organiser les passages.

Chacun, à tour de rôle (pas le même jour, deux ou trois par séance), présentait son livre préféré … Le présentait physiquement en montrant la couverture, annonçait le titre et l’auteur, puis venait le résumé rapide et préparé. L’enfant lisait le passage qui lui avait particulièrement plu en s’arrêtant lorsque quelque chose d’important allait se produire… puis stoppait net. Son but était de créer l’envie de lire son livre, de mettre l’eau à la bouche. Cela devait assurer l’échange des livres entre les enfants.

Cet exercice leur plaisait beaucoup. Le plus difficile était de les freiner pour établir une circulation renouvelée. La lecture à haute voix constituait un entraînement très utile qui permettait la correction et le passage à la lecture expressive de manière plus naturelle. Largement imprégné de l’histoire, renforcé par l’attente, l’enfant ressortait l’émotion emmagasinée sans mise en garde et sans préparation venant de l’enseignant.

C’était un moment de vie au cours duquel chacun devenait acteur. Il choisissait son moment, lorsqu’il se sentait prêt : cette mise en condition personnelle pour bien présenter le livre revêtait une grande importance.

Nous essayions d’entraîner tout le monde dans le sillage tout en sachant que les plus en difficulté se montreraient réticents. Pour parodier La Fontaine, je dirais : « Ils ne passaient pas tous avec entrain mais tous étaient entraînés ».

C’était bien cela l’essentiel : un brassage permanent d’envies, de plaisir, d’hésitations, d’essais… sans qu’il y ait de jugements au bout.

« L’eau à la bouche » était un moment de vie et d’envies très attendu.

Si certains élèves me parlent encore de ces bons moments, il n’est pas certain que le rapport au livre et à la lecture soit  toujours d’actualité pour bon nombre d’entre-eux.
Cela n’a duré qu’une petite année, le temps de passer dans ma classe.

3 Comments

  1. Vous avez le sens du prolongement et saisissez beaucoup de choses à la volée 😉
    Bien, bien, bonne journée Al.

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