Joseph.

Je vous parle d’un temps que tout le monde peut connaître. La vie d’hier comme celle d’aujourd’hui accrochait ses aléas jusque dans nos rencontres…

Par ma profession, j’avais l’habitude de fréquenter des milieux modestes, là où naissent les difficultés, où l’écoute et le regard sont les soutiens de prime abord.
Et puis un jour… je fis une rencontre d’un autre type.

Il avait 35 ans de plus que moi, le visage buriné des marins bretons, le cheveu blanc, le corps massif, le centre de gravité bien bas pour mieux résister aux tangages d’une barque de pêcheur. Après avoir bourlingué sur quais et bateaux, dans les bars des villes battues par la pluie et le vent, essuyé quelques tempêtes sur mer comme dans sa vie de famille, Joseph avait échoué dans la région parisienne pour fonder une entreprise.
A ses débuts, il était à la tête d’une équipe de douze ouvriers.
Par le plus grand des hasards, je me suis trouvé à ses côtés lors d’un déjeuner ; en quelques mots, quelques regards, nous sommes devenus amis.  
Dans ses moments d’émotion, il me lâchait volontiers, en me tapant sur l’épaule : « Tu es mon meilleur !»
Son enfance ressemblait à la mienne. Sa galère lui avait forgé une ambition plus forte mais son fond restait le même.
En fin de carrière, il alimentait une dizaine d’associations caritatives dans la plus grande discrétion. Il m’appelait parfois pour me demander mon avis sur l’apparition d’une nouvelle et dispersait le reste de ses économies pour son plaisir.
Il m’emmenait visiter des châteaux mis en vente aux enchères, puis versait une somme importante pour participer à l’achat qu’il savait perdu d’avance puisqu’il figurait juste pour le plaisir. Il jouait à gaspiller son capital, son intention n’était pas d’acquérir un bien qu’il n’aurait pu assumer. Il payait très cher son droit de visite approfondie.
C’était sa manière d’assouvir ses rêves d’enfant en fréquentant des endroits de légendes. Sa discrétion n’avait d’égale que sa volonté de me faire connaître un monde qui m’était étranger et que je n’aurais jamais connu sans lui.
Il détestait le côté mondain mais se plaisait à m’y plonger pour mettre ses idées en pratique en agitant l’aspect détestable de ces comportements. Il m’offrait des moments en immersion pour mieux me faire comprendre. Il riait de voir tous ces parvenus, ces opportunistes se pavaner dans les cocktails mais rien ne transparaissait sous son costume neutre et sa grande placidité. J’avais l’impression qu’il me donnait une leçon de vie en jouant au faux châtelain. Il m’a semblé qu’il était ainsi.

Un jour, il me demanda de l’accompagner à Alençon pour vendre une très grande bâtisse cernée d’un immense jardin, remplie de meubles anciens sculptés. Il la vendait pour une bouchée de pain, au prix d’une moto, à des gens sans fortune qui n’auraient jamais pu s’offrir une telle demeure. Il riait et prenait plaisir à répandre un peu de bonheur au nez et à la barbe des plus nantis qui convoitaient le bien. Il choisissait le moins offrant, souvent un voisin de la bâtisse, en location, dont il savait les modestes revenus.

J’avais tant apprécié sa manière d’être que j’ai refusé une offre de terrain à Chantilly, un cadeau qu’il voulait me faire pour mon fils. Maintes fois, il m’a tendu des liasses pour des achats inutiles ou à peine utiles, j’ai toujours refusé pour ne pas abîmer notre amitié, il me donnait raison et jetait son argent ailleurs.
Lorsqu’il m’invitait dans les grands restaurants, nous étions dans notre coin à observer les manières de ceux qui n’avaient jamais trempé dans le besoin.

Avant de partir à travers ciel, Joseph s’inquiétait du sort de ses ouvriers. Son entreprise avait prospéré et comptait trente-cinq employés lorsque la lassitude due à son grand âge lui claironnait qu’il était temps de passer le témoin. Il leur a offert les ateliers pour le franc symbolique après avoir formé son chef de chantier à la gestion de l’entreprise. Ce dernier devenait propriétaire avec l’obligation de ne licencier aucun ouvrier. Puis, il s’est retiré sur la pointe des pieds pour ne gêner personne. On ne l’a plus revu dans les parages de sa petite usine.

Ses deux enfants étaient décédés avant l’âge de cinq ans, ils sont restés en filigrane dans sa tête toute sa vie. Il m’en parlait parfois… il avait choisi de s’amuser des coups durs de sa vie mais restait attentif aux plus faibles. Il noyait son chagrin dans des grands crus classés cherchant les années de naissance de ses invités…
C’est à son contact que j’ai connu des vins réputés qu’il m’offrait par dizaines de bouteilles lorsque le temps vint de vider sa cave.

Peut-être a-t-il vu en moi son garçon qui n’a pas survécu. 
Je n’ai jamais su pourquoi il m’avait choisi, le poète dirait : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi… »
Il m’a promené sur un autre versant de l’existence que j’ignorais royalement avant de le connaître..

Il n’aimait pas le goût du foie.
Et ça le fait rire !

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