Regards.

Raconte-moi ton feu, je te dirai qui tu es.

Toute ma vie s’est fondée sur le regard.
Le regard et le silence.
Voir et comprendre puis parler.
Parler après un temps de recul et d’observation est plus sage qu’expression immédiate, être dans l’action plus que la réaction.

Une grande timidité, un repli sur soi et l’observation du monde en silence. L’œil vif et le regard aiguisé. Un regard bleu, vert, gris profond, on me dit qu’il change selon mes humeurs et ma tenue vestimentaire. Qu’on s’y perd parfois provoquant l’attirance ou la fuite lorsque mes yeux expriment une colère inattendue et terrifiante.

Je crois que ma faculté à observer s’est construite dans mon enfance devant les cheminées.
L’hiver était propice à la méditation.
Dans nos maisons au confort sommaire, qui n’étaient ni à l’abri du vent, ni totalement hors d’eau les jours de fortes pluies, l’âtre devenait scène de théâtre et nous offrait tous les programmes possibles. Toutes les tragédies, toutes les comédies, toutes les rêveries. Le spectacle commençait après le diner lorsque nous nous rassemblions devant un feu de bois pour profiter d’un peu de chaleur. Chacun devenait spectateur de sa propre projection en plongeant son regard dans la braise, dans la cendre ou sur la flamme d’une bûche incandescente.
Dans le secret des idées, nous partions à l’aventure, nous entrions dans des mondes magiques, merveilleux ou dramatiques. Des mondes d’adultes ou d’enfants sans que personne n’évoque son voyage mystérieux. Les genres variaient selon les humeurs, de l’espoir, de la tristesse, le sourire ou l’interrogation.

J’avais deux lucarnes qui s’ouvraient à volonté sur le spectacle que je m’inventais.
A la fois scénariste, réalisateur et acteur, je voyageais à ma guise. Envahi par la tristesse ou nageant dans le bonheur, je prolongeais ou contrecarrais mon humeur du moment.
Je contrebalançais, j’équilibrais, j’effaçais ou balayais, angoisses ou joies en passant par toutes les émotions qu’il me plaisait de sublimer ou d’étouffer.
Je me forgeais au contraste des sentiments et cultivais les frissons pour qu’ils m’assaillent par vagues successives dans le silence et le secret du moment.
Personne n’entrait dans le rêve de l’autre et chacun vivait une sorte d’introspection nécessaire comme une part de soi qui doit rester secrète.

Mes deux cheminées m’offraient des spectacles différents.
Chez mes grands-parents, le feu était parfois poussif, difficile à entretenir lorsque le bois trop vert, coupé au dernier moment, refusait d’entrer en combustion. Tout n’était que labeur.
Grand-mère jouait du soufflet en insistant sur un tison qui présentait un coin vif. Une vapeur blanche générée par la sève bouillonnante s’échappait du bois, s’évadait dans le conduit et je l’imaginais sortant de la maison pour filer vers le ciel rejoindre ses amis les nuages.
C’est alors que je filais dans le brouillard, perdu dans la fraîcheur humide d’une nuit.
La bave blanche qui moussait sur une bûche en peine l’empêchait de s’embraser, m’envoyait dans le torrent tout proche, écumant dans ses moments de furie. Je traquais la truite et me méfiais évitant la glissade sur un rocher mousseux. 
Parfois, ce feu qui peinait à vivre nous envoyait au lit plus tôt. La chaleur se laissait gagner par le froid venu de l’extérieur à travers les fissures autour des fenêtres et les vitres mal assurées, au mastic défaillant.
Ici mes idées vagabondes étaient paysannes.

Chez ma tante, l’autre cheminée offrait des flambées plus franches et plus joyeuses.
Plus fortunée, elle possédait sa réserve de bois sec. Un autre monde s’ouvrait à moi, celui de l’au-delà lorsque les flammes dansaient, légères, bleues, orange et jaunes. Tout était aérien. Des gerbes d’étincelles, telles des feux d’artifice soudains, partaient dans un crépitement sec et léger.
Tante était très croyante et se signait à chaque envolée en marmonnant rapidement une prière à l’intention des âmes qui venaient se manifester dans ces étoiles « giclantes ».
C’était le seul moment où elle rompait le silence pour m’annoncer le passage fugitif d’un ancêtre, parmi nous.
Elle les reconnaissait tous, les identifiait à l’éclat, la vivacité ou la nonchalance.
La plus grosse étincelle était sa mère, une maîtresse femme et donc la plus expansive… La plus poussive une vague cousine qu’elle n’appréciait pas outre mesure.
Chez mes grands-parents ressortait le côté laborieux de leur vie, chez tante c’était la vie mystique qu’elle vivait au quotidien dans l’église dont elle était sacristine, qui transparaissait.

Je naviguais entre l’ici et maintenant, l’immédiat, le terre à terre et le métaphysique. Il me semblait vivre la permanence de deux mondes différents, les pieds sur terre et la tête dans les les étoiles.

Ceci fut ma chance. J’ai beaucoup appris du silence, j’ai beaucoup absorbé par le regard. Ce sens est si développé en moi que je perçois des choses, réelles et non fantasmées, que les autres ne voient pas. Même mon angle visuel semble plus large. Je vois la beauté là où d’autres ne voient que banalité comme si mon imagination s’était enrichie avec l’abondance d’informations visuelles. Les images se sont mises à danser dans mon esprit, pour faire la fête… pas toujours, ça va de soi.

Aujourd’hui, je me trouve à l’autre bout du chemin. Mon regard est intact. Je cherche à percer le mystère qui m’attend, je transperce la nuit étoilée pour aller plus haut encore et m’invente un avenir joyeux. C’est plus doux. Ce serait dommage d’être passé juste pour la trace.
En attendant, je fais mine de croire qu’une surprise m’attend.

Avec l’aide de mon appareil photo de poche, je peux cueillir des instants magiques.
Je me suis souvenu du regard inquiet d’une mésange bleue prisonnière derrière la vitre d’une véranda. Elle était piégée à l’intérieur attendant sagement qu’on la libère.
Nous nous sommes regardés, j’ai réclamé juste un petit souvenir puis je l’ai libérée.

J’étais content.
Le bonheur c’est parfois si peu de choses et la liberté d’un oiseau devient un évènement, l’objet d’une méditation élargie… J’ai eu l’impression d’un dialogue muet entre nous.
Une mésange rime si bien avec un ange qu’elle vous parle de la vie.
C’est ainsi que je m’apprête à partir rempli du plaisir d’être passé par ici.

Inquiétude, interrogation et espoir dans un regard…

3 Comments

  1. Plus d’interrogation que d’inquiétude dans son regard, on voit qu’elle vous connait 😉 Quelle belle photo!!!
    J’étais près de vous à rêver devant le feu, j’aime bien cette idée que chaque feu ressemble à ses habitants.
    Nous n’avons plus maintenant de ces moments privilégiés propice à la méditation, c’est peut-être ce qui manque dans le monde actuel…

    1. Je commence à rêver du jardin.
      J’ai déjà fait la récolte 😉
      Cette année, je tente la grenaille (pommes de terre) car j’ai une recette très surprenante… qui restera confidentielle 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *