L’imperturbable Padoue.

Je n’ai pas l’impression d’avoir vu vieillir cet homme. Je l’ai toujours connu vieux même lorsqu’il était censé être jeune. Toujours égal à lui-même, les années passant.

Sa silhouette très particulière d’homme filiforme sans être très grand, lui conférait l’apparence d’un Don Quichotte local.
D’une fragilité évidente, ce poids plume aux réflexes inhibés s’emportait parfois en dénonçant un quelconque dysfonctionnement dans les affaires locales, nationales voire mondiales. Il raffolait d’analyses politiques adressées à qui voulait l’entendre, la tête penchée sur un côté. Le ton persuasif, très affirmé, contrastait avec sa nonchalance naturelle. Champion des causes perdues mais toujours dénoncées, il était émouvant, très attachant.
Souvent désarmés devant ses convictions, les gens chopés au passage n’osaient pas le contrarier. Sa diatribe s’achevait toujours sur un sourire en coin qui attendait l’approbation de l’interlocuteur. La réponse venait rarement et la discussion changeait de nature.
Lui aussi, semblait se battre contre des moulins à vent comme le héros de Cervantès. En tous cas, c’est l’idée que je m’en faisais : un homme à l’efficacité vaine, totalement pacifique jusque dans ses colères feintes.

Il était si fragile qu’il lui arrivait de s’endormir à n‘importe quel moment, n’importe où, sans être atteint de narcolepsie*, du moins à ma connaissance. C’est pourquoi nous le stimulions pour le maintenir en éveil lorsqu’il nous transportait dans sa traction noire pour jouer un match de foot à Tallano, Quenza, Aullène et même jusqu’à Bonifacio. Il parvenait à entasser la douzaine que nous étions dans son auto pour nous emmener à bon port à la vitesse d’un pousse-pousse.
Lorsque nous trouvions le temps long, nous lui inventions un véhicule flamboyant pour qu’il mène la chasse afin de le doubler. Tout le monde s’y mettait « Allez Padoue, il n’est plus très loin, juste deux tournants et nous y sommes »… A nos encouragement, il accélérait, fonçait pour rattraper le lièvre mais très vite, il abandonnait ne voyant jamais le bolide rouge que nous lui annoncions. C’était toujours quelques minutes de gagnées. S’il avait existé un record de lenteur, il en aurait certainement été le détenteur, quasiment indétrônable dans le genre.
Il était notre taxi attitré pour les rencontres de foot car il suffisait de lui donner cinq francs par personne et parfois moins quelle que fut la distance à parcourir : ça lui faisait une sortie. Il empochait ce qu’on lui donnait, jamais nous ne rations un match pour une histoire de sous. Il adorait l’ambiance de nos parties de foot et n’avait pas son pareil pour nous rassurer en cas de défaite. Tout était toujours parfait, il nous trouvait des excuses, à ses yeux nous étions les meilleurs joueurs du monde.

La dernière fois que je l’ai vu, j’étais à Propiano. Ce fut une surprise. Il m’a semblé le reconnaître de loin, en grande conversation face à la mer. Trahi par son attitude de grand refaiseur de monde, il gesticulait pour adresser grands reproches à nos dirigeants de l’époque, personne n’échappait à ses analyses auto-persuasives. Sa casquette, son déhanché, son sourire de fin de discours, sa nonchalance… tout trahissait sa présence. Seul un détail me faisait douter. J’étais surpris, c’était lui sans être lui. Je l’ai toujours connu habillé en sombre avec sa veste bleu foncé qui avait épousé la forme de son corps et dont un pan restait soulevé en permanence en arc de cercle : l’empreinte de son bras gauche dont la main quittait rarement sa poche. Ce jour-là, Padoue portait un vêtement flashy, bleu vif et jaune… il avait endossé un anorak de ski en plein mois d’août.
Visible de loin avec un air de jeunesse, un Padoue en couleur avait décidé de faire fi des saisons.

Cet homme sans souci comme on dit des lévianais, était une figure du village et sa silhouette rôde encore du côté de Carianonu. Ceux qui l’ont connu jettent sans doute un regard furtif en passant devant sa porte.

*Narcolepsie ou maladie de Gélineau est un trouble chronique du sommeil. La personne atteinte peut s’endormir à tout moment et en tout endroit…
Disons que Padoue était pré-narcoleptique, si cela existe, bien entendu.(Je plaisante vous vous en doutez, je n’en sais strictement rien)
Il s’endormait d’ennui et reprenait le fil de la discussion si quelqu’un le réveillait…  

Non loin de sa maison, le gibbon mâle de Carianonu levait les bras au ciel pour le saluer à chaque passage.
Le singe n’est plus d’une prime jeunesse non plus, il n’est plus très loin de s’effondrer.

L’image en titre : La fontaine située à une dizaine de mètres de sa maison, desservait le bassin de son jardin.

3 Comments

  1. Comme le signalait Jackie Valli dans un commentaire, notre ami a été victime de son métier sur un coup de sommeil…
    « Un bel hommage à Padoue notre taxi qui malheureusement est mort des suites d’ un accident de voiture en service commandé comme disait quelqu’un. » J.V

  2. Un personnage attachant et haut en couleur qui serait digne de d’un roman façon Pagnol.
    Beaucoup de tendresse dans cette évocation et de belles images, plus qu’un singe je vois dans cet arbre le V de la victoire ou des victoires de Padoue 🙂

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