Un savoir tombé du ciel, pour dire la rose…
Contrairement à François, enfant de famille bourgeoise, entouré de ses deux grands-mères qui en faisaient un singe savant, réfractaire temporaire au scolaire à force d’être gavé de connaissances de vitrine, Hélèna se construisait toute seule ou du moins le tentait.
François, je l’avais nommé Montaigne. Il cherchait à relativiser toute cette agitation autour de lui, soufflait un peu en prenant des chemins vicinaux, faisant l’école buissonnière à sa manière, l’esprit en évasion perpétuelle.
Il était très attachant, avait pris du volume, habillé de nonchalance pour soigner son allure pépère de « Chi va pianu va sanu » (version locale avec le u = ou).
Il me tapait amicalement sur l’épaule pour me rassurer, me signifier de lui lâcher les pompes avec toutes ces choses scolaires. On l’avait tant élevé, en haut d’un savoir stérile pour son âge, que nos approches bassement didactiques d’un niveau au ras des pâquerettes, le rebutaient et l’ennuyaient royalement.
Il me sciait avec sa réplique devenue légendaire pour m’embarquer sur son chemin digressif :
« T’inquiète !
Dis moi, elle est belle ta salle, tu es locataire ou propriétaire ? »
Jusqu’à mon dernier souffle, je n’oublierai jamais cette faculté de prendre le large, mine de rien, propre à mon Montaigne et exclusif du personnage. Je vois encore ses yeux bleus, d’un azur profond et triste à la fois, un enfant déjà usé, conduit trop tôt vers des sommets dérisoires.
Cela fait plus de quarante ans déjà et son visage revient au secours de mes moments pluvieux.
« La dévote » vivait dans une famille modeste où l’on travaillait dur. Ses parents portugais débarqués en région parisienne avaient un objectif très précis : travailler, travailler et travailler encore pour amasser le plus rapidement possible de quoi retourner vivre confortablement dans leur Lusitanie natale. Ils partaient tôt le matin et ne retrouvaient leur fille que le soir.
En attendant, ils construisaient, par touches successives au gré de leurs revenus, la maison de leurs rêves. Ils faisaient preuve d’un optimisme immodéré dans leur conquête du retour au pays, et rêvaient de confort si ce n’est d’usage et raison. Pour le reste, ils vouaient confiance à l’école. La fillette était formatée, élève modèle dans son comportement, pas dans la réussite. Docile, toujours à l’écoute et prête à faire plaisir, elle aurait volontiers fait le ménage dans sa classe pour se montrer utile. Lorsque la maîtresse l’interrogeait pour savoir si elle avait compris l’explication d’une règle de grammaire, elle lâchait un « Ah, oui ! » tout chaud d’enthousiasme mais rédhibitoire, trahissant son incompréhension. Elle disait « amen » à tout, croyant faire plaisir à son entourage. Elle « s’accrochait », toujours bouche bée, prête à gober le moindre vermisseau scolaire, l’avaler sans plaisir et sans conscience. Son langage était pauvre et ses structures telles, que la moindre phrase avec une subordonnée devenait obstacle insurmontable lui barrant tout accès à l’approche du sens d’un texte. Perdue dans la forêt des conjonctions de coordination et de subordination, elle confondait le temps et la manière, le donc et le dont et toutes les subtilités qui permettent une compréhension fine. Elle naviguait entre temps et espace sans trop se situer dans la classe comme dans sa famille. A neuf ans, il était grand temps d’accélérer et consolider son apprentissage de la lecture. Sauver quelques meubles sans troubler le projet des parents, incapables de gérer un autre éveil. Ils se seraient perdus définitivement, j’allais au moindre mal.
Le mécanisme de base semblait acquis, je m’attachais à améliorer l’aisance et la compréhension en multipliant les contacts avec l’écrit. C’était ma mission : franchir cette étape avant qu’il ne soit trop tard, l’école et le temps faisaient le reste. Une fillette touchante, toute à sa dévotion aux pouvoirs du ciel. Elle m’avait pris pour le Christ revenu sur terre afin de la sauver du naufrage scolaire.
Deux fois par semaine, je lui disais office divin.
Voici telle que je la perçus un jour comme une révélation :
« Pour rien au monde elle n’aurait manqué la messe matinale et serait venue pour none, vêpres et complies si cela n’avait tenu qu’à elle. C’était une fidèle exemplaire. Elle frappait à l’heure exacte, pénétrait dans ma salle avec un bonjour souriant et discret, juste ce qu’il faut de respect pour entrer dans la maison du Bon Dieu que j’étais. Elle s’asseyait sur son prie-Dieu, son éternel fichu sur les épaules, le regard béat : Hélèna attendait le début du prêche. Si j’avais eu de l’hostie gravée aux sons et aux syllabes, je suis sûr qu’elle s’en serait gavée, et avec le corps du Christ ainsi offert, la lecture n’aurait eu aucun secret pour elle. Elle récitait parfaitement son « je vous salue » et son « notre père » mais ce qu’elle psalmodiait n’avait aucune résonnance dans sa tête. Elle lisait bien son missel et entendait parfaitement l’Evangile mais ne comprenait rien car « son père » qui devait être aux cieux était bel et bien sur terre.
Dommage pour elle.
Dans son « inconscience » Hélène était heureuse, savoir lire couramment sans trop comprendre suffisait à son bonheur. »
Nous sommes parvenus à une très bonne lecture courante mais pas expressive car la compréhension fine lui était encore passablement interdite … Le jamais et le toujours, le pourquoi et le comment… tous les concepts de base qui se mettent en place à l’âge de six ans étaient restés mélangés dans sa tête de sorte que ses structures de phrases, victimes de ce désordre, limitaient fortement l’entendement. Une pauvreté lexicale qui ressemblait à sa vie en jachère.
Ses parents en recherche d’un autre bonheur qui leur semblait légitime et primordial, l’avaient abandonnée à la providence, sans repères familiaux ni de vie ordinaire, l’avaient laissée en friche.
Au temps scolaire de faire le reste.
*None, vêpres et complies = Prières et recueillements à différents moments de la journée. None vers 15h, vêpres au coucher du soleil avant l’arrivée de la nuit puis complies un peu plus tard.
Le petit plus qui n’a rien à voir.

En allumant quelques secondes, aux jours anniversaires, on mesure les ans qui passent.
Oh la photo!!! Divine, j’ose le mot!
On peut dire que vous les avez tous aimés, ces gamins (avec François en chouchou 😉 )
Les enfants dont les parents ne parlent pas bien le français ont toujours plus de mal, je m’ étais rendu compte très tôt que ce qui ne me demandait pas d’effort parce que mes parents s’exprimaient correctement et aussi parce qu’il y avait des livres à la maison, était pour eux un cap à franchir assez ardu.
Malins ces martiens, le jour où ils viendront, on va en apprendre de surprenantes 😉
C’est vrai que la photo convient bien, je n’ai pas trop cherché pour trouver, c’était tout indiqué…
Pour dire la rose floutée.
Le prêcheur, est une autre rose métamorphosée, et son image était nette.
C’est un aperçu de mes tâtonnements qui me conduisent à des effets surprenants.
J’en ai connu d’autres qui sont allés jusqu’à l’université malgré le démarrage difficile.
Ce fut mon cas aussi.
Dans le cas du jour, c’était la course à une autre échalote…
Quant aux anniversaires, on fait la fête à une bougie … 😉
C’est votre anniversaire Simonu?
Le plus souvent, on me le rappelle, pour moi c’est un jour ordinaire…
C’est début septembre.