Je débarquais dans un monde étrange, j’avais perdu la mémoire, j’ignorais d’où je venais et pourquoi j’étais là.
J’évoluais au milieu d’inconnus, pourtant certaines figures me semblaient familières.
Une simple impression, j’étais incapable d’interroger. Privé de parole ordonnée, mes lèvres remuaient pour libérer des mots inaudibles qui nourrissaient une logorrhée insensée.
J’agissais mécaniquement sans conscience, dans le flou total, la marche erratique et l’esprit débranché. Les autres me regardaient d’un air lugubre, parfois totalement inhospitalier et dépourvu de toute esquisse joyeuse.
Je ne me posais plus aucune question, je voyais sans voir, parfois regardais sans rien comprendre à ces marionnettes qui s’agitaient devant moi. Je vivais à minima par les fonctions essentielles, la respiration et la circulation, automatiques.
J’avais l’impression que ces autres, autour, me nourrissaient et m’entretenaient comme une chose qui doit rester en vie… Pour quoi faire ? Je n’étais plus capable de répondre à cette question.
J’étais devenu un pantin à qui on faisait des risettes, que l’on amusait comme à la maternelle avec la certitude que je n’apprendrai plus jamais rien. La fonction cognitive en panne définitive et l’espoir vain. On me faisait « coucou » et parfois je réagissais, laissant croire que j’avais compris le message.
Mon univers, c’était l’oubli. Une sorte de néant au cœur même de la vie, au milieu de ceux qui savent tout de vous et vous, qui ignorez tout, perdu, sans attente, sans avenir humain.
En immersion, j’étais incapable de détailler et analyser cela, c’est le jour d’après qui m’éclaira.
Emprisonné dans mon corps que je ne maîtrisais plus, un bourdonnement comme des acouphènes me revenait en écho : Alzheimer, Ehpad, Solitude.
Les jours ont passé…
Mon inutile existence s’écoulait comme un ruisseau cherche l’estuaire et se perd dans la mer.
Guidé, téléguidé, mû par des volontés extérieures à la mienne, je faisais nombre parmi les vivants. Un vivant pas comme les autres devenu ignorant de la vie…
Mon esprit égaré, une âme enfuie sans doute, s’est souvenu du jour où la vie quitta le corps.
Une maladie terrible, difficile à combattre s’était emparée de moi et ne me lâchait plus. Ce n’était même pas une bataille puisqu’elle faisait ce qu’elle voulait. Elle rongeait à sa guise, j’étais devenu sa nourriture comme si un animal vorace s’était installé dans mon corps et me dévorait de l’intérieur. Une longue agonie s’ensuivit. On m’injectait des produits pour soulager la douleur, ils me convoyaient dans un troisième monde où tout lévitait dans des nuages roses. Au lieu d’abréger le calvaire, on entretenait une atmosphère de science-fiction avec des doses toujours calculées.
A quoi cela sert-il de survivre ainsi ? Une poignée de jours, de mois peut-être ?
Temps sans conscience n’est que ruine de tout, bien plus que de l’âme.
Habiter le temps sans savoir qu’il préside une vie est temps perdu.
Sans mémoire le temps n’existe plus.
Le dernier jour, j’ai entendu une sorte de cliquetis comme une clé clinque dans une serrure et puis plus rien. Fermé, fini. C’était le premier jour pour l’âme enfin libérée. Séparée de son support, elle observait d’en haut, missionnée au souvenir à raconter aux étoiles. Un souvenir qui infiltre la mémoire des autres sous forme d’étincelles tombées du ciel. Puis comme un astre s’éteint, sa lumière brille encore un peu après sa disparition.
Elle se souvint du jour des funérailles.
Le corps bien calé dans des capitons et le visage serein.
Une partie du village, les amis et les parents étaient là, tous derrière, et moi devant.
Une petite foule marchait lentement accompagnant mon dernier voyage.
Certains se racontaient des souvenirs, d’autres profitaient des rencontres engendrées par les obsèques pour célébrer des retrouvailles…
Les plus anciens imaginaient la fin de leur histoire, pensifs, la tête basse.
Ce qui parut curieux et qui interpella fortement l’âme, fut cette mémoire soudainement retrouvée.
Comment l’esprit complètement troublé d’un homme perdu dans son histoire a-t-il pu se régénérer si vite ?
On avait emprisonné ma vie en prolongeant une sénilité extrême devenue incontournable avec la vieillesse qui s’éternise.
Une dernière flamme, un dernier feu follet et puis plus de sentiments, plus de goût… J’avais plongé dans le vide. L’âme était encore toute fraîche, des réminiscences de vie subsistaient. Sans grande transition, elle fut absorbée hors du temps, engloutie par un trou noir. Le perpétuel et l’éternel se sont définitivement perdus dans le néant. Tout est dissout, plus rien n’existe, seuls les vivants peuvent encore imaginer à leur guise, s’inventer « un après » rempli de lumières souriantes.
Un claquement de volet soudain m’extirpa de mon cauchemar.
A l’appel du vent qui chasse les rêves tordus, je revins à la vie…
Sans doute, Eole souffrait trop de me voir plongé dans l’horreur absolue et volait à mon secours.
Fini Funtanedda, finis Savalè et Archigna. Cela fait belle lurette déjà que je courais dans les champs usant mes culottes courtes et pourtant, il n’y pas si longtemps.
Le temps est une arnaque.
On le croit long et déjà, il sonne le glas.
Déjà, il vous tinte aux oreilles.
Il fait mine de durer encore, alors qu’il tourne autour de vous, cherchant comment vous empoigner pour vous jeter dans l’inconnu…
Et carpe diem !
Ce soir, je rêverai de douceurs infinies, de plaisirs enchantés, il me reste quelques nuits joyeuses pour écrire une ode à la vie.
Un texte terrible, heureusement que la fin revient à la vie 🙂 Beaucoup aimé et aussi savouré l’allusion au Petit cheval dans le mauvais temps 😉
Oui, vous avez saisi et quelle célérité ! 🙂
Ce soir j’ai fermé les poules pour la dernière fois, je vais raconter cet épisode.
Bonne soirée AL.
Ha je sais que c’est un mauvais moment pour vous, mais vous les retrouverez au printemps j’espère..
Vous devancez mes idées !
Vous avez la réponse, le texte est disponible, il m’a fallu une quinzaine de minutes pour tout boucler. 🙂