Fantasm’allégorie.

Octobre tirait sa révérence, Evora avait pris le large.
La quarantaine à peine amorcée, elle sentait le besoin de faire le point sur sa vie.
Elle se trouvait là, plantée devant la petite fenêtre de la cuisine juste face au pommier.
L’arbre paraissait fatigué, mélancolique avec ses fruits rouges prêts à lâcher prise. L’atmosphère était maussade dans ce coin de Bourgogne.
Une retraite de courte durée dans un gîte sans pension sur le flanc d’un vallon, à la sortie d’un village.

Evora souhaitait rester seule pour fouiller sa vie sans être dérangée. Elle passait le plus clair de son temps devant la vitre à regarder la pluie incessante, à tirer sur sa cigarette avec une tristesse infinie. Elle était belle lorsqu’elle passait ses doigts dans les cheveux pour dégager le front et les ranger sur sa nuque comme si elle cherchait à voir plus clair dans ses affaires. Quelque chose la préoccupait.

Des gens passaient. Des inconnus, indifférents, filaient sans jeter le moindre regard en direction de ce logis qui changeait souvent de locataires. Par habitude, ils savaient l’occupation de courte durée, l’endroit était chargé de souvenirs et de mystères.
Pour tromper sa morosité, Evora s’amusait à des jeux de hasard en s’inventant des histoires.  Elle scrutait le passage d’un homme puis décidait : « Non, non, pas celui-là ! ». Trop vieux, trop courbé, trop mouillé ou pas assez grand. Des prétextes balancés sans réfléchir parce qu’elle en avait décidé ainsi, ça la faisait rire.
Aujourd’hui, c’est elle qui dirige son monde virtuel.
Elle éliminait l’indésirable étranger en projetant avec sa bouche en cul de poule, un nuage de vapeur sur la vitre qui s’embuait juste le temps que l’inconnu disparaisse du champ visuel. Elle passait ainsi une partie de l’après-midi à effacer des visages sans jamais espérer un bonheur, même pour de faux. Personne ne trouvait grâce à son jeu enfantin. Un truc totalement puéril pour mieux affirmer ses velléités. L’envie s’était mise en sourdine, elle le savait parfaitement. Elle semblait se forcer à trouver une raison d’exalter ses sens sans être dupe, beaucoup trop désabusée.
Elle chassait le fantasme comme d’autres chassent des images mais sans grande conviction…

Personne n’avait su capter son élan, aucun homme ne l’avait enveloppée de ses bras pour l’emmailloter d’un frisson électrique qui mène à l’abandon. Pourtant, elle a bien laissé son corps en offrande, elle s’est donnée en espérant l’envol vers l’ailleurs. Vers des degrés de ciel dont on dit que le septième est le plus difficile à atteindre. Elle n’a connu que les premiers paliers, ceux qui éveillent avec l’espoir d’aller plus haut. Sa montgolfière s’élevait à peine puis revenait sur terre. Toujours.
Elle ne savait plus comment s’y prendre, trop consciente, trop regardante, trop présente jamais dans l’abandon.
Songeuse, dubitative perpétuelle, perdue dans le brouillard de sa vie passée, elle ne savait plus où étaient le vrai et le faux. 
Y a-t-elle cru un jour ? A-t-elle connu la confiance ? Elle a envie d’éclater de rire… Elle ne sait plus. Elle a rêvé, envahie d’incertitudes. Paumée.
La première pomme vient de tomber à l’instant. Qui de l’arbre ou du fruit a lâché prise ?

Etait-ce elle, incapable de s’abandonner, toujours sur le qui-vive ?
Etait-ce lui, maladroit ou en défaut de sincérité ? L’autre incapable de la subjuguer ? Elle ne sait pas.
Elle a connu des instants mais jamais la suite. Elle a fui toute sa vie.
Elle était aérienne et légère, pourtant, dans sa robe flottante de gitane.
Elle s’asseyait par terre, les jambes croisées et les pieds nus mais toujours couverte comme on cache un trésor.
Quel était son message ? Le savait-elle ?
Elle jouait, virevoltait comme une danseuse virtuose.
Pourquoi ces pas chassés ? Pourquoi ces sautillements à peine détachés du sol ? Pourquoi cette parade ? Mystère.
Une interrogation et une distance permanentes.
Elle voulait bien, mais quoi ? Que voulait-elle ?
Le savait-elle ? Sans doute pas.
C’est ainsi qu’elle s’est perdue.
Rebelle, à la moindre allusion.
Tigresse, redoutable féline qui sort ses griffes.
Perdu le tigre, maintes fois à la charge pensant qu’il fallait la forcer puis s’en va la queue basse et rumine le même doute que celle qui dansait devant lui.
Ce n’était pas une parade pour un appel à l’amour d’un instant. Elle avait peur. Peur d’elle d’abord. Elle a usé, elle a découragé, elle a fatigué et s’est fourvoyée dans son ambiguïté.
Elle s’est perdue dans ses mirages et ses chimères.
Le pommier vient de perdre une autre pomme, la brise était pourtant légère.
Cette fois-ci, elle est sûre d’elle, la pomme est mûre. Evora ouvre la porte, s’engage pieds nus sur l’herbe humide, ferme les yeux et croque à pleines dents.
Le jus coule, légèrement mousseux, par les commissures de ses lèvres, ses papilles découvrent l’équilibre sucré d’une rencontre douce et fortuite. Un vent caressant lui a offert ce plaisir, ses cheveux sont fous, c’est le début d’une émotion en attendant la tornade… peut-être.
Est-il possible d’apprendre l’amour, ce plus que sentiment qui vient des entrailles et qui vous déchire même par surprise ?
Un éclair porté par la foudre ? Un élan qui vient de vous, qui vient de l’autre et vous entraine sur l’aire d’un sautoir de triple-saut ?
Evora veut bien le croire… mais pense que c’est perdu d’avance comme une âme en peine qui ne croquera jamais la pomme du paradis terrestre. Elle cherche à comprendre ou à s’y faire, mais l’idée la taraude encore plus. Torture, c’est une femme torturée…
Difficile de trouver la paix et la quiétude sans ce paroxysme préalable qui allume les feux du corps et éteint ceux de l’esprit comme une tempête qui engendre le calme.
Trop « vigile* », incapable d’attirer un pôle contraire, elle s’est enfermée dans le fantasme et les allégories d’un paradis terrestre aux tourments cachés et dont la quiétude n’existe pas.
Une retraite pour comprendre, croyait-elle…
Une retraite pour rien,  une fois de plus.

Trop vigile  n’existe pas dans ce sens inventé pour la circonstance = trop regardante, trop vigilante, trop tournée sur elle même, ne s’abandonne pas.

Les promesses.
Le gâchis.

5 Comments

  1. Dieu que cette photo est belle! On résiste à en cueillir une?
    C’est la première fois (à part l’histoire commencée que vous m’avez fait lire) que je lis une fiction dans vos pages. L’aspect psychologique est bien vu, on voudrait qu’un jour un inconnu s’arrête mais l’histoire en perdrait tout son sens. Pauvre Evora…Elle croque bien dans la pomme mais je suis sûre qu’elle ne l’a pas finie 🙂
    A propos, votre roman avance?

    1. Non Al, je papillonne toujours sur les formats courts.
      C’est toujours la même histoire.
      Je vais chercher le texte « Montaigne » et vous comprendrez les séquelles d’un lecteur tardif… la longueur des textes.
      Je le posterai sous un de vos commentaires comme ça tout le monde en profitera.
      Le pommier était dans ma cour, chargé de pommes très sucrées nommées Regali, une variété créée par Delebard (Je ne suis pas sûr de l’orthographe). Trop près de la clôture ses branches allaient chez le voisin et les pommes tombées encombraient son jardin (elles étaient abondantes) Je l’ai coupé de ce côté gênant, complètement déséquilibré, j’ai dû le sacrifier.
      Bonne soirée.

      1. Ah c’est vrai qu’il y a des gens que tout gêne, moi j’aimerais bien que des pommes tombent dans mon jardin mais je n’ai pas de jardin 😉

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