Denise.

Aujourd’hui c’est une commande. Marc Pasquini qui a aimé le portrait de sa grand-mère serait ravi de lire une évocation de Denise sa marraine. Une demande qu’il avait formulée dans un  commentaire à la suite du texte dédié à Angèle. Alors faisons un bout de chemin avec elle.

Denise habitait tout près de notre maison au fond de la Navaggia et veillait sur les enfants du quartier comme s’ils faisaient partie de sa famille. Elle riait tout le temps et sa bonne humeur communicative était un plaisir.

Lorsque nous étions au collège, le nouveau principal venu du continent faisait la ronde dans tout le village pour vérifier qu’aucun enfant ne vadrouillait dans les rues à la tombée du crépuscule . Il avait instauré une sorte de couvre-feu à partir de dix-huit heures pour nous obliger à travailler nos devoirs, du moins le pensait-il. Cela ne plaisait pas à tout le monde, nous tenions à notre liberté une fois sortis de l’école. C’était au temps où nous pratiquions le foot à toute heure libre et cette contrainte ne nous convenait guère. Denise patrouillait pour nous, c’était notre vigile, notre ange gardien. Elle nous rassurait afin que nous puissions user nos spartiates à notre guise, l’esprit libre. Lorsque nous entamions une partie de ballon à Piazza di Codu, elle se postait dans le virage de Pilili à une centaine de mètres pour faire le guet. Notre sentinelle était très efficace. Dès qu’elle repérait la Volkswagen bleue qui débouchait dans le virage du presbytère, elle actionnait sa sirène en mettant ses mains en porte-voix : « Scapetti ! c’hè u lupu ! » (Fuyez ! Le loup arrive !) Comme une volée de moineaux qui s’égaillent dans la nature, il ne nous fallait pas plus de quelques secondes pour disparaître dans nos maisons. Une fois l’alerte passée et après s’être assurée que le loup avait quitté la bergerie, elle nous prévenait de son départ. Avec cette embellie, le foot reprenait ses droits. Le shérif, malicieux, était capable de passer une deuxième fois, il n’était pas dupe mais le faisait rarement dans notre quartier car le territoire lévianais est assez vaste. Nos parents partageaient notre avis, ils ne comprenaient pas cette intrusion dans notre vie privée d’après classe.

DSC_1149Vers la fin du mois d’août, elle nous emmenait à Archigna cueillir des figues ou des pêches « scupulagjholi » que l’on appelait pêches de vigne à tort. On pouvait séparer les deux hémisphères d’une simple torsion pour mordre dans la chair blanche au goût si particulier. Bien juteuse et sucrée lorsqu’elle était à point, elle devenait farineuse en dépassant le stade de la succulence. Je me souviens de Marco son frère qui la regardait tâter les figues en les pressant de ses doigts pour vérifier leur maturité.  C’est un mode de sélection courant : mieux vaut presser que se fier à la vue pour cueillir figue mûre ! Constatant son insistance, l’œil amusé, il s’écriait : « A forza di pramungnali, stà sera sò maturi !».  (A force de les palper, ce soir elles seront mûres) Parfois nous allions chercher du cresson à Ciniccia, c’était pour nous, l’occasion de prendre le large et de découvrir d’autres lieux en quittant la Navaggia. Entre vallée et plateau, le dépaysement était assuré pour nos premières explorations hors du quartier…

Mon plus précieux souvenir est celui de mon premier livre. Dans notre maison, nous n’avions ni journaux ni revues, juste les manuels scolaires pour nous instruire. Denise avait repéré en moi quelques possibilités et m’encourageait à travailler. Un jour, elle débarqua à la maison avec un vieux dictionnaire très usagé du début du siècle. Elle me l’offrit en cachette car il appartenait à son frère Marco. Il ne s’en servait plus du tout, mais elle tenait à ce que rien ne se sache. Seuls, elle et moi étions dans le secret. Ce premier livre allait être ma rampe de lancement… Je le gardais caché sous le lit et tous les soirs avant de m’endormir, je le feuilletais,  découvrant  des mots et la richesse qui s’y rattache. Mon premier Larousse illustré a été mon premier trésor. Le tenir caché était encore plus excitant, un élément déterminant pour en faire un objet précieux auquel je tenais énormément. Je l’ai beaucoup parcouru, feuilleté dans tous les sens jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Ses feuillets dégondés demandaient une manipulation toujours plus délicate mais sa richesse restait intacte. C’était mon puits de savoir dans lequel j’allais aspirer la substantifique moelle*. Souvent illustré pour faire parler les mots, je faisais mes premiers choix en fonction des images pour pallier ma lecture encore rudimentaire. Puis chemin faisant, mon évolution se fit naturellement du concret vers l’abstrait. Les mots sans illustration se mirent à parler aussi. Une belle aventure qui tinte encore dans mon esprit pour que je m’y replonge de temps en temps. c’est ma manière de sourire encore une fois à ces gens qui nous ont construits. 

Une histoire ordinaire et pourtant peu banale, une solide formation en puisant dans un dictionnaire usagé tenu secret laissent forcément des traces.

Marc qui était beaucoup plus proche, vivant à ses côtés quasiment dans la même maison, a certainement des souvenirs plus riches, plus affectueux.  J’espère que ce petit passage l’aura fait rêver un peu en réveillant une page de son passé.
Lui aussi arbore un sourire permanent. Peut-être Denise lui a-t-elle laissé ce cadeau en héritage ?

Voilà Marc, avec ce retour à la Navaggia de notre enfance, nous avons revécu quelques instants avec ta chère marraine… moi aussi, je ne l’ai pas oubliée.

* »Aspirer la substantifique moelle » Par ici, on dit « surpulà à marudda »
« Surpulà » est plus riche qu’ aspirer car il associe le bruit à l’action d’aspirer.
Un petit bruit produit par la matière goûteuse qui roule et sursaute entre langue et palais déposant le plaisir sur les papilles à son passage volontairement ralenti. Un suçotement qui rebondit pour temporiser. Un terme d’épicurien à n’en pas douter.

 

 

 

 

 

Tiens ! Elle s’est retournée. Elle a dû sentir ta présence, Marc.

 

 

 

 

 

 

 

DSC_1152Les deux images de l’arbre représentent la partie haute et la partie basse du vrai figuier de Denise. Il a probablement dépassé le siècle.

3 Comments

  1. Merçi Simon elle etai la plus belle la plus gentille ma maraine
    Ils sont partis bien loin
    Mes délicieux aînés,
    Me laissant dans le coeur
    Une infinie douleur.
    Mes bien tendres aïeux,
    En sachant que jamais
    Nous ne pourrons parler
    Rire et nous embrasser,
    Des larmes malgré moi
    Envahissent mes yeux.
    Mais ainsi va la vie,
    Après notre passage,
    Nos chers petits enfants
    Viendront nous remplacer.
    Restent les souvenirs,
    Qu’importe les années,
    Mon coeur n’a qu’un désir,
    Les garder à jamais.

  2. En voyant sa photo je me suis rappelé d’elle, c’est vrai qu’elle etait gentille,..je la croisais lorsque j’allais à la navaggia chez ma tante Laure cervi, la soeur de mon pere. elle avait toujours un petit mot gentil à nous dire… Simon ,tu as ravivé des souvenirs avec le directeur de l’époque qui nous a le plus cassé les pieds, il se promenait partout avec son petit carnet noir dans la poche interieure de sa veste pret à dégainer , il notait precieusement les punitions qu’ils nous donnait,et ce n’était pas 100 lignes mais 500 qu’il fallait faire, alors qu’elle soit bénie d’avoir joué les sentinelles pour quelques instants de liberté que vous pouviez voler …ton hommage est tres touchant! …quand à Marc ,il a écris un tres joli poème! tres émouvant …Levie serait il un village rempli d’artistes qui s’ignore??

  3. Cher Simon, voilà quelques jours que je remet de vous présenter mes plus sincères condoléances, pour le décès de votre maman n ‘aillant pu être presente.
    Après votre évocation d ‘Angele, ç ‘est au tour de Denise. Je ne pense pas les avoir connues (bien que toujours collé aux jupons de ma grand mère Lucia Guigli qui les a sûrement connu je les est peut-être rencontré.
    Lorsque j ‘ai le plaisir de vous lire je le fait à haute voix comme si l ‘on raconte une histoire. J aime votre évocation des personnalités qui nous ont permis d être ce que nous sommes, et qui, même si elles ne sont plus là nous habitent.
    Marie-Andree

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