Une vie de rebelle.

Une vie singulière. Un rebelle, un hors la loi qui ne supportait pas l’ordre établi et vouait une rancune particulière à la maréchaussée. Il ne souffrait pas la vision d’un képi ni celle d’un quelconque représentant de la loi.
Pour sa tranquillité, il vivait à l’écart de la société, il ne faisait pas bon le chercher dans son antre secret.

Mon grandoncle Charlot n’était pas l’ami de tout le monde. Un personnage solitaire et secret partagé entre violence et douceur inattendue, mieux valait ne pas trop s’immiscer dans ses affaires.

Charlot était probablement l’homme le plus craint et le plus détesté du village.
Il traînait un passé obscur… sa stature et son comportement faisaient le reste.
Ses sorties nocturnes s’achevaient souvent par des bagarres ou des menaces qui pouvaient à tout moment devenir dramatiques.

De son passé parisien, il n’en parlait jamais et personne n’a vraiment su ce qu’il fut.
« Aqua in bocca e vinu in corpu* » « Bassu e ciociu » (bouche cousue) disait-on à propos de son retour. Jamais, je n’eus à me plaindre de lui, plutôt protecteur à mon égard.

« Ah ! C’qu’il était beau le barbeau de St Jean… Il ne m’aime plus et moi non plus, n’en parlons plus ! »
C’était sa rengaine préférée. Une parodie de « L’amant de Saint Jean » dont j’ignore si l’adaptation était de lui ou si c’était une simple parodie née dans les rues de Paname au contact de ses compagnons d’infortune…

Il vivait secrètement d’une pension de guerre obtenue à la suite d’une blessure. Son nez avait été emporté par une balle et remodelé façon « fessière ».
Une aile aplatie, refaçonnée avec de la chair prélevée dans sa fesse comme on aurait colmaté un trou avec du plâtre, laissant juste un canal pour le passage de l’air.
Un éclat dans l’œil l’avait presque rendu borgne. Il n’en parlait jamais.
Il menait une vie rustique résolument tournée vers la pêche et la chasse comme il l’entendait, en totale liberté.
Peu enclin à suivre les règles imposées, il avait engagé une sorte de défi à la gendarmerie… Entendre ce mot « gendarmerie », lieu de rétention, engendrait répulsion et bien plus, aversion dans son être.
Ce jeu dangereux lui valut quelques infortunes et la maréchaussée n’eut pas la partie facile.

Un jour, dénoncé par une personne qui l’avait croisé en train de pêcher, deux gendarmes se sont retrouvés dans la rivière et ne le rattrapèrent que quelques jours plus tard. Il s’en était sorti avec une plaie ouverte au mollet.
Ayant compris qui l’avait dénoncé, il s’est rendu nuitamment au domicile de cette personne pour lui dérober le fusil au pied du lit pendant son sommeil. Après avoir brisé la crosse et abîmé le canon, il déposa le calibre douze hors d’usage sur le seuil de la maison de la balance.
Avec les gendarmes une sorte de pacte tacite de non-agression mutuelle finit par s’installer. Ni lui, ni les pandores ne venaient à bout de ce jeu du chat et de la souris.
Devenu moins ostentatoire dans ses comportements de hors la loi, on lui laissa la paix. C’est ainsi qu’il se fondit progressivement dans la masse, devenant un homme paisible presque un citoyen docile et invisible.

Probablement la manifestation d’une nostalgie vivace, un gros spleen ressortait dans ses moments de morosité noyée dans le vin ou le pastis. Sa pensée s’envolait alors vers la capitale, son barbeau le convoyait dans les rues parisiennes de sa jeunesse, un Paname dont il était interdit de séjour.

Madeleine, sa compagne, le regardait chanter avec les yeux de l’amour éperdu et l’accompagnait dans sa mélodie au risque de se faire tancer, car dans ces moments-là, il n’était plus avec elle mais avec les filles de Pigalle.
Elle incarnait l’amour inconditionnel, toujours prête à partir avec lui au bout de l’aventure. Elle était soumise et cela lui convenait parfaitement. Admirative, inconditionnelle de cet homme insaisissable à l’humeur volatile et au goût du risque prononcé. Son Tarzan avec lequel elle partageait les dangers. C’était sa manière de lui communiquer son amour infini…

On les rencontrait par monts et par vaux avec leurs musettes dont le contenu restait toujours secret. Des truites, des pigeons ou des grives… ils parcouraient la campagne presque du matin au soir. Ils passaient furtivement, saluant à la sauvette ou s’arrêtant pour converser si la personne leur semblait de confiance. Chacun imaginait un retour de braconnage mais se gardait bien de piper mot. Charlot était craint et avait horreur des balances. Des restes de son passage dans l’obscurité de sa vie parisienne qui le poursuivront jusqu’au bout de sa vie.

Il ne parlait jamais de son passé, c’était son jardin secret. Madeleine le poussait parfois à raconter ses moments des bords de Seine, des moments forts dont il était définitivement marqué. Ce temps de ses jeunes années la fascinait, elle le relançait au risque de se mettre en danger car ces souvenirs lui étaient douloureux. Il avait laissé, là-bas, l’amour de sa vie qui avait refusé de le suivre dans sa retraite forcée : un jour il reviendra, s’était-il promis. Ce fut un aller sans retour, trop chargé d’espoir inassouvi… une bombe à retardement et à éclats répétés.

Il avait gardé une haine particulière pour la maréchaussée et narguait les gendarmes, les mettant au défi en enfreignant la loi presque par plaisir et provocation. Une seconde nature qui lui assurait une bonne dose d’adrénaline, toujours seul contre tous. 

Madeleine adorait ce frisson et suivait son homme dans toutes ses frasques pour des sensations toujours plus fortes et parfois douloureuses pour elle. Un temps, il fut recherché pour des faits de braconnage. Il s’était évanoui dans la nature. Seule sa compagne savait où il se cachait. Elle partait toutes les nuits pour le rencontrer et le nourrir. Dans ces moments, elle devenait tigresse capable de se fondre dans l’obscurité pour déjouer tous les pièges. Elle se muait en ombre, presque en fantôme insaisissable. Jamais personne n’a pu la pister pour trouver la cachette.

Un jour, les forces de l’ordre ont eu besoin de Charlot pour résoudre un conflit nocturne qui risquait de tourner au drame dans les rues du village. Après des tractations avec sa compagne, les gendarmes promirent de ne pas profiter de son retour à la lumière pour l’interpeler. La personne visée était un de ses rares amis. Il est venu, il a tenté sa médiation sans succès puis il est reparti libre dans son coin perdu… peut-être à quelques mètres des autorités.

Malgré la dureté du personnage qui recherchait une vie presque secrète, Madeleine s’est accrochée à cet amour tardif très intense.

Ils se sont mariés à la sauvette : il avait horreur des actes civiques et tout ce qui ressemblait au droit et au respect de la loi.

Comme beaucoup de femmes de sa génération, Madeleine était destinée à vivre dans son quartier de la Navaggia.
Avec Charlot, elle a pu élargir son espace vital à la naissance du Fiumicicoli* tout proche de sa maison, à Savalè à quelques centaines de mètres et Archigna un peu plus éloigné. Dans leurs pérégrinations très matinales, bien avant potron-minet, qui les conduisaient à traquer la truite ou devancer le passage des pigeons, elle a dû effectuer des milliers de kilomètres sans trop s’éloigner de sa maison. Toujours dans son sillage, elle a appris à connaître chaque recoin de la campagne environnante. Contrairement aux autres femmes du quartier, elle avait l’impression d’avoir parcouru le monde entier.

L’hiver, au coin du feu, Marie Madeleine prenait ses vacances qui la conduisaient dans ses rêves jusqu’à Paname. Lui, demeurait silencieux, ses yeux pétillaient, il vadrouillait encore dans les rues de Paris. Tous les deux fixaient les flammes qui dansaient dans l’âtre dans un silence de veillée mortuaire, la pièce toujours sombre, rarement éclairée. Charlot préférait l’ombre à la lumière. Parfois, lorsqu’il avait un peu forcé sur la chopine, ses yeux s’embuaient puis il explosait dans un sanglot vite réfréné.  Le roc inébranlable se fendillait, son cœur pleurait, Pigalle surgissait, l’émotion l’envahissait… sa femme savait, ils fermaient les yeux, le duo entonnait la mélodie : Ah ! C’qu’il était beau le barbeau de Saint Jean, il ne m’aime plus et moi non plus… »
Il ne reviendra plus et elle non plus, n’en parlons plus. C’était une vie.

Pêche et chasse frauduleuses, j’en eus ma part sous son commandement durant mon adolescence. Des interdits bravés et des prises de risque pour aller cueillir un pigeon resté coincé sur la branche haute d’un chêne, j’eus ma dose de frayeurs. Une autre occasion pour moi de cultiver contrastes et sensations épicés. J’en souris aujourd’hui, il n’y avait rien de pendable dans ce qui contribua aussi à forger ma personnalité…

Son rapport à l’argent était curieux. Un véritable Harpagon.  Il ne parlait jamais de ses revenus mais on imaginait qu’il recevait suffisamment d’argent pour vivre décemment. Un soir de Noël, nous l’attendions pour le réveillon. Il est arrivé vers vingt-trois heures, musette et fusil en bandoulière. L’argent qu’il cachait dans sa demeure était convoyé dans sa giberne sous bonne garde chaque fois qu’il s’absentait de chez lui, la nuit. Tarabusté par l’oseille qui buissonnait à force d’épargne et très peu de dépenses, il finit par trouver une planque qui l’amusait beaucoup. Il capitonnait ses chaises de billets puis cousait une toile par-dessus. Je comprenais son sourire malin lorsqu’une personne était assise dessus et qu’il tirait malicieusement sur sa pipe, l’œil mi-clos et rieur. Il m’en parlait après : « T’as vu, il était assis sur le magot sans le savoir… » Vous imaginez qu’il ne plaçait rien à la poste, le plus gros de son grisbi, comme il disait, était planqué à la cave. Il avait creusé un trou, enfoui des boîtes métalliques remplies de coupures diverses, recouvert de terre puis rangé plusieurs stères de bois par-dessus. Cette réserve dormait sous le bois de chauffage en cas de gros achats ou de coup dur. L’organe flouze avait engendré sa fonction grippe-sou, je ne l’ai jamais vu faire de gros achats du temps où il vivait dans notre quartier. Il tapissait sa chambre avec des feuilles de journal. Converti en collectionneur de cassettes, il thésaurisait de manière compulsive comme l’Avare de Molière.

Il était toujours sur ses gardes, le fusil à portée de main. Assis dans le noir face à la porte, rien ne lui échappait. Il repérait instantanément les personnes qui se rendaient chez lui en observant par une petite fenêtre, une sorte de meurtrière. L’inconnu avait intérêt à s’annoncer avant de s’aventurer jusque sur le seuil. La seule vue d’un cartable le mettait en alerte, presque en folie.

Ce jour-là, un homme lui rendait visite sans prévenir, il fut accueilli plus que froidement. Charlot, assis sur une chaise, le tenait en joue avec son escopette en lui demandant de se présenter. Pour se montrer plus persuasif dans ces cas-là, il utilisait le tutoiement sur un ton ferme : « Qui es-tu ? Que viens-tu faire ici ? » Le visiteur essuya la plus grande trouille de sa vie avant de balbutier qu’il venait pour voir si son invalidité ne méritait pas une aggravation, ce qui était synonyme d’augmentation de la pension. Il fut reçu chaleureusement et l’arme disparut comme elle était apparue. Le contrôleur, finalement bien venu, jugea qu’il n’avait plus toute sa tête et lui promit un rapport favorable. Il repartit fortement remercié, accompagné jusqu’aux escaliers avec un fromage dans une main et une bouteille d’eau de vie sous le bras. Impossible de refuser après un tel accueil, on préférait abonder dans son sens et partir en catimini, sans demander son reste…

Si on devait désigner un objet qui lui collait à la peau, j’aurais choisi sans hésiter, la musette. Il ne s’en séparait guère. On ne savait jamais ce qu’il trimballait. Un jour, je fus très surpris le voyant arriver chez moi avec sa besace. Je l’avais invité à déjeuner, il était venu avec un jambon entier, ce qui n’était pas dans ses habitudes. L’été lorsque j’étais en vacances, il me rendait visite très tôt, parfois, je l’entendais débroussailler dans mon jardin dès quatre heures du matin. D’autres fois, il attendait l’ouverture matinale de la pâtisserie et se présentait aussitôt avec sa gibecière devenue sacoche à gâteaux.

Il a fini sa vie comme beaucoup de personnes devenues séniles en compagnie d’Alzheimer qu’il redoutait tant. L’homme qui portait la liberté en étendard a terminé ses jours, emprisonné dans ses neurones qui ne retrouvaient plus les bonnes connexions.
Comme les autres, il est parti en ignorant tout de sa vie.

*Vinu in corpu e acqua in bocca= littéralement, vin dans le ventre et eau dans la bouche

Quelques petits plus.

Il avait une grande tendresse pour mon frère et pour moi. Un très fort contraste avec l’image de brute que chacun lui connaissait. Il regardait discrètement la photo de son petit garçon, on devinait que son imagination vagabondait autour de cette image. Qu’était-il devenu ? Pensait-il à lui ? Se souvient-il ? Le verrait-il, un jour ?

Vous connaissez les choses de la vie. On sait, on ne sait pas, on ne sait rien, on se demande… on n’ose pas… et puis on n’ose plus. On regrette mais il est trop tard. La vie s’est construite dans l’ignorance, avec d’un côté l’espoir, de l’autre le rejet. On pense, on y pense… le temps passe et n’attend pas. Un terrible non-dit vous carapace, vous durcit, vous aigrit. Vous en voulez à la terre entière alors que tout est entre vos mains. Vous reportez votre responsabilité, votre manque de courage sur les autres et les autres deviennent vos ennemis.

Il ne m’a rien dit. C’est ainsi que je l’ai compris car sa tendresse pour ses petits neveux était la faille par laquelle j’ai pu, un peu, l’explorer. Je crois que je l’ai compris et qu’il le savait. Il aimait parler avec moi, je le mettais souvent en difficulté face à ses contradictions et lorsqu’il haussait le ton, c’est qu’il se sentait démasqué. Ses colères avec moi étaient feintes, jamais définitives ni rancunières, alors qu’elles étaient fortement revanchardes pour les autres. La société l’avait condamné à s’éloigner de ses amours, sa grande douleur. Dans ce grand aveuglement, il avait oublié ses responsabilités.

Il se vantait d’être le plus grand braconnier des environs et j’en savais quelque chose puisqu’il m’emmenait parfois avec lui. Je me sentais contraint, trop jeune pour lui résister et perdre sa confiance pour toujours. Je me souviens les jours d’orage, ces moments à ne pas mettre un garde pêche dehors… On se dépêchait d’aller à la rivière. Avec mon frère, ils tendaient un filet parcourant le lac formé à l’aplomb d’une cascade et moi posté sur un rocher, je récoltais les truites qu’ils me lançaient à mesure des prises. Par temps d’orage, c’était les plus belles, les plus grosses. Nous organisions, ensuite une loterie rapide au village pour les écouler avec mon frère pendant qu’il attendait le butin à la maison.

Lorsque nous étions postés au pied des grands aulnes à flanc de colline, avant le lever du soleil, nous nous réchauffions devant un petit feu pour griller du ficateddu. C’était bien avant que les ramiers viennent se poser sur les grands arbres pour profiter des premiers rayons de soleil, en ignorant qu’ils récolteraient une volée de petits plombs. C’était un tireur redoutable, je servais de chien de chasse et parfois je devais grimper très haut sur un arbre pour décrocher un gibier coincé dans une fourche. Il n’aimait pas la bredouille et tirait sur n’importe quoi qui passait à portée de son calibre douze, pourvu qu’il entende le bruit du canon.

Je me souviens de ses contradictions incroyables. Lui, si hors-la-loi, préconisait les plus dures sanctions lorsqu’il entendait à la télé qu’un malfaiteur avait été arrêté. S’il devait juger l’affaire, le coupable n’avait aucune chance de s’en sortir.

Il a vécu dans son isolement refusant la confiance des autres. Il est parti aigri contre la terre entière ; la tournure de sa vie lui avait ôté tout sens de la mesure. Peut-être que celui qui lui ressemble du côté de Paname, son grand amour comme il aimait le chanter sans le révéler, regarde vers le ciel son père qu’il n’a jamais eu… il est toujours trop tard pour quelqu’un ou quelque chose.

Madeleine.

2 Comments

  1. Un Raboliot du maquis, sacré personnage, j’en ai connu un du même style mais le vôtre est gratiné comme on dit à Paname 🙂
    Brassens l’aurait certainement aimé et chanté 😉

  2. Je me rappelle très bien d’eux mais ne connaissait pas leur vie privée.
    Ton récit arrive comme un complément à ma vie passée à la navaggia.
    Merci!

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