Mon oncle.

Charlot était probablement l’homme le plus craint et le plus détesté du village. Il traînait un passé obscur… sa stature et son comportement faisaient le reste. Ses sorties nocturnes s’achevaient souvent par des bagarres ou des menaces qui pouvaient à tout moment devenir dramatiques.

C’était un homme aigri, interdit de séjour à Paris qui s’était retiré au village, vivant d’une pension de guerre. Il avait reçu une balle dans le nez qui avait été remodelé grâce à un prélèvement de chair à la fesse. De sa vie parisienne, il n’en disait rien… Dans ses moments de tristesse, car il en avait aussi, il chantonnait « Le barbeau de St Jean » arrangé à sa manière. On devinait alors son passé mystérieux. Il avait laissé derrière ses frasques, une jolie femme et un gaillard qui lui ressemblait beaucoup, dans les rues de Paname. C’était probablement sa blessure profonde, comme tout dur, il avait sa fêlure. Il a tout gardé dans son âme et rêvait de voir un jour son fils à la maison. Un fol espoir tacite, fortement ancré en lui qu’il n’a jamais avoué et que j’ai perçu au cours de nos conversations.

Il avait une grande tendresse pour mon frère et pour moi. Un très fort contraste avec l’image de brute que chacun lui connaissait. Il regardait discrètement la photo de son petit garçon, on devinait que son imagination vagabondait autour de cette image. Qu’était-il devenu ? Pensait-il à lui ? Se souvenait-il ? Le verrait-il, un jour ?

Vous connaissez les choses de la vie. On sait, on ne sait pas, on ne sait rien, on se demande… on n’ose pas… et puis on n’ose plus. On regrette mais il est trop tard. La vie s’est construite dans l’ignorance avec d’un côté l’espoir, de l’autre le rejet. On pense, on y pense… le temps passe et n’attend pas. Un terrible non-dit vous carapace, vous durcit, vous aigrit. Vous en voulez à la terre entière alors que tout est entre vos mains. Vous reportez votre responsabilité, votre manque de courage sur les autres et les autres deviennent vos ennemis.

Il ne m’a rien dit. C’est ainsi que je l’ai compris car sa tendresse pour ses petits neveux était la faille par laquelle j’ai pu, un peu, l’explorer. Je crois que je l’ai compris et qu’il le savait. Il aimait parler avec moi, je le mettais souvent en difficulté face à ses contradictions et lorsqu’il haussait le ton, c’est qu’il se sentait démasqué. Ses colères avec moi étaient feintes, jamais définitives ni rancunières, alors qu’elles étaient fortement revanchardes pour les autres. La société l’avait condamné à s’éloigner de ses amours, sa grande douleur. Dans ce grand aveuglement, il avait oublié ses responsabilités.

Ses amis étaient rares. Il n’avait pas d’ennemis mais beaucoup l’évitaient ne recevant que son côté agressif et dur. Ce grand masque qu’il a toujours porté pour cacher sa faiblesse.

Il avait trois passions : l’argent, la chasse et la pêche.

Il cachait son argent sous le tissu cousu sur le siège d’une chaise. Lorsqu’une personne s’était assise dessus, il me disait après son départ : « Elle était posée sur le magot et ne le savait pas ». Lorsque la « fortune » enflait, il creusait un trou dans sa cave puis enterrait une cassette pleine et la recouvrait de bois de chauffage de sorte qu’il faille beaucoup de temps si d’aventure… Il était devenu radin au point de conserver tous mes journaux pour tapisser sa chambre en collant les pages comme elles venaient. Un soir de Noël, alors qu’il devait réveillonner chez nous, il débarqua vers vingt heures avec le fusil et une musette pleine d’argent. Il jouait le convoyeur de fonds en transportant ses économies avec lui. Il a même terrorisé un agent venu pour enquêter sur son état pour une augmentation de sa pension. Il l’avait mis en joue avec son fusil, le prenant pour un contrôleur du fisc. Le pauvre monsieur est reparti avec une belle frayeur, un fromage et une bouteille d’eau de vie qu’il n’a pas osé refuser. On ne refusait pas ce qu’il imposait.

Il se vantait d’être le plus grand braconnier des environs et j’en savais quelque chose puisqu’il m’emmenait parfois avec lui. Je me sentais contraint, trop jeune pour lui résister et perdre sa confiance pour toujours. Je me souviens les jours d’orage, ces moments à ne pas mettre un garde pêche dehors… On  se dépêchait d’aller à la rivière. Avec mon frère, ils tendaient un filet parcourant le lac formé à l’aplomb d’une cascade et moi posté sur un rocher, je récoltais les truites qu’ils me lançaient à mesure des prises. Par temps d’orage, c’était les plus belles, les plus grosses. Nous organisions, ensuite une loterie rapide au village pour les écouler avec mon frère pendant qu’il attendait le butin à la maison.

Un jour, quelqu’un l’a dénoncé alors qu’il braconnait. Rapidement sur les lieux, les gendarmes tentèrent de l’appréhender. L’un d’eux  se retrouva dans l’eau, il échappa au deuxième malgré une plaie profonde à la jambe. Il n’eut aucun mal à trouver « la balance » et connaissant son mode de vie, se rendit chez lui une nuit,  prit son fusil sous le lit et le brisa sur un rocher avant de le déposer sur le pas de sa porte.

C’est avec lui que j’ai tiré mon premier coup de fusil, un recul terrible, je ne m’y attendais pas… à vous tuméfier la joue et vous endolorir la mâchoire pour longtemps. J’avais fermé les yeux mais touché ma première cible, un pauvre pinson qui passait par là. Lorsque nous étions postés au pied des grands aulnes à flanc de colline, avant le lever du soleil, nous nous réchauffions devant un petit feu pour griller du ficateddu. C’était bien avant que les ramiers viennent se poser sur les grands arbres pour profiter des premiers rayons de soleil, en ignorant qu’ils récolteraient une volée de petits plombs. C’était un tireur redoutable, je servais de chien de chasse et parfois je devais grimper très haut sur un arbre pour décrocher un gibier coincé dans une fourche. Il n’aimait pas la bredouille et tirait sur n’importe quoi qui passait à portée de son calibre douze, pourvu qu’il entende le bruit du canon.

Les gendarmes étaient ses seuls ennemis jurés mais parfois avaient besoin de lui. Il était en cavale depuis quelques mois, caché quelque part dans les environs, souvent dans notre grenier, la maréchaussée avait fort à faire avec un homme armé au beau milieu du village. Il n’y avait que lui pour éviter un drame. Sa compagne annonça aux gendarmes qu’il était prêt à négocier pour eux avec le rebelle à la condition qu’ils n’en profitent pas pour l’arrêter. Il a été le seul à approcher et parlementer avec l’homme armé qui a refusé de se rendre. Il était plus de minuit, il a pu repartir dans sa cachette sans être inquiété, comme convenu.

Je me souviens de ses contradictions incroyables. Lui, si hors-la-loi, préconisait les plus dures sanctions lorsqu’il entendait à la télé qu’un malfaiteur avait été arrêté. S’il devait juger l’affaire, le coupable n’avait aucune chance de s’en sortir.

Avec l’âge, il s’est rangé. Il a gardé son fond d’agressivité mais ne menaçait plus que de sa canne tremblante.

Il a vécu dans son isolement refusant la confiance des autres. Il est parti aigri contre la terre entière; la tournure de sa vie lui avait ôté tout sens de la mesure. Peut-être que celui qui lui ressemble du côté de Paname, son grand amour comme il aimait le chanter sans le révéler, regarde vers le ciel son père qu’il n’a jamais eu… il est toujours trop tard pour quelqu’un ou quelque chose.

2 Comments

  1. En lisant l’article m’est revenu l’odeur de sa pipe, comme s’il se tenait à mes côtés, avant même de voir la photo.

  2. C’est bon signe pour le texte. J’espère que d’autres souvenirs te sont revenus aussi.
    A vendredi.

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