Puis on revient à l’enfance avec une autre tendresse, on la revit une deuxième fois avec un autre regard, le regard bienveillant après celui de l’insouciance.
C’était à l’automne dernier.
En me rendant à la boucherie, j’ai rencontré Jean.
Je suis tombé sur Jean du coiffeur, dit-on ordinairement.
De suite ce furent les banalités d’usage :
– Ça va ?
– Et toi ?
– Ahè, s’invecchja ! (On vieillit, c’est immanquable à chaque fois)
Illico, nous voilà revenus à Piazza di Coddu de notre enfance.
La grand-place de la Navaggia où tous les enfants se réunissaient pour jouer.
Nous avons reparlé de nos lance-pierres. Jean était le plus habile d’entre nous, le plus méticuleux aussi. La fourche de son lance-pierres était parfaite et jamais en forme de Y comme les nôtres. La sienne était arrondie s’inspirant d’une silhouette de verre ballon, impeccablement polie et lisse… presque un professionnalisme digne d’un maître pipier converti à la confection des « frondes ».
On pourrait, dans son cas, inventer le mot « strumbulagju », spécialiste de la chose (strumbula=lance-pierres).
Nous l’enviions pour ses belles réalisations en olivier de Savalè.
C’est lui qui nous a initiés au nouveau matériau en nous détournant du chêne. Il avait quelques longueurs d’avance sur la pratique, de sorte que nous ne parvenions jamais à rivaliser avec lui.
Les billes en terre cuite projetées depuis son cuir atteignaient souvent leur cible. Jean était content visiblement, que je lui rappelle ces souvenirs lointains qui nous font du bien aujourd’hui. Ces transports dans le temps nous éloignent quelques instants de nos « s’invecchja !» pour nous faire basculer à nouveau vers l’enfance.
Il était content que je lui remémore l’épisode des lance-pierres, il avait oublié.
L’ami ne me regardait plus depuis un moment, un léger sourire allumait son visage et ses yeux perdus, sans doute au fond de notre quartier, semblaient chercher d’autres images.
Dans la foulée, nous étions de retour à la fontaine de piazza di Codu testant nos scaphandriers dans la petite vasque. « J’avais le rouge, lui le bleu et toi le vert… » Leurs cloches qui enveloppaient leurs têtes, servaient de bulle d’air pour flotter, elles nous informaient sur les principes de la physique élémentaire de manière empirique. Nos impressions d’alors faisaient fonction d’expérimentation, une aide précieuse pour assimiler plus tard les lois physiques.
Nous fabriquions nos petits bateaux avec la partie épaisse d’une férule séchée et d’autres principes s’imposaient à nos jeunes esprits.
La moelle, vaporeuse et légère de ce bois poids plume, permettait la flottaison, nous n’avions plus qu’à équilibrer l’ensemble pour que nos caravelles de fortune nous transportent dans le sillage de Christophe Colomb vers de horizons nouveaux.
Au fil de la discussion, nous passâmes sous le grand orme et sous le cerisier, juste devant la maison de Jean Paul alias Doc JPP.
Nous étions par terre à pousser, à coups de chiquenaudes, les capsules de bière ou les billes pour effectuer notre Tour de France tracé à même le sol. Un calvaire pour nos shorts et pour les mains de nos mères, lavandières infatigables… Notre métier c’était de jouer, le reste nous importait peu, les représailles maternelles demeuraient de pure forme.
Nous étions plantés devant la Marangona depuis quelques minutes et des années venaient de s’évanouir en quelques instants pour nous ramener à la réalité : « C’était le bon temps ! » déclara l’un d’entre nous. Et l’autre d’ajouter : « C’est vrai, nous étions heureux… » une discussion de vieux d’une grande banalité. Le temps a fui à grande vitesse.
Enfants, nous souhaitions devenir adultes avant l’âge, aujourd’hui nous aimerions bien freiner le temps. A travers ces conversations comme tout vieillissant, nous recherchions les vibrations du temps de l’insouciance.
Ce moment passé avec Jean du coiffeur comme nous disions naguère, fut un partage de plaisir en farfouillant dans la mémoire sans trop d’hésitations.
Je crois que nous n’étions plus à la Marangona durant notre évocation, nous étions bel et bien à la Navaggia, gamins de surcroît.
Jusqu’à présent, personne ne m’a envoyé paître sur ces retours dans le temps, j’imagine et j’espère que le plaisir est partagé.
Pourquoi ces allers et retours entre l’hier et l’aujourd’hui ?
Quelle est cette sensation qui travaille les humains vieillissants ?
Un jour, un gros point d’interrogation s’est installé au-dessus de ma tête comme une épée de Damoclès…
J’ai beau secouer les méninges dans tous les sens, rien n’y fait, la faucille qui m’auréole tremble mais ne dit rien.
Tant pis, je partirai avec l’interrogation, et si d’aventure l’horloger existe, je lui dirais mon excuse : « Tu vois, c’est lui. Il s’est figé au-dessus de moi et n’a rien voulu me dire… Je me suis interrogé mais à cette question la réponse est facile ou ne vient jamais.»
Je sais que le grand horloger rira et me donnera une bonne tape de bienvenue dans le dos en signe de pénitence.
Que voulez-vous qu’il fasse d’autre ? Je n’ai aucun doute là-dessus.
J’aimerai bien croire mais, je n’y parviens pas.
Ce doute métaphysique se nomme l’agnosticisme.
Tels des César vaincus, venir, voir et partir sans savoir, être passés pour rien, juste pour la trace.
Une étoile filante se décrochera et ce sera fini…

Nul ne sait…
Mais l’évocation du monde de l’enfance est précieuse, on voudrait surtout retrouver l’insouciance qui n’est donnée qu’aux enfants.
…Et j’oubliai un mot sur vos photos, la première est superbe, pour moi parfaite pour le texte. La seconde un peu trop sophistiquée mais ce n’est que mon goût 🙂
Je m’amuse Almanito et ces photos bizarres me prennent du temps.
Je voulais évoquer un ailleurs et l’ailleurs a un peu de l’ici déformé par le rêve ou l’imagination.
Il s’agit de deux vues du barrage de l’Ospedale…
Je vais approcher le millier d’images transformées, c’est un agréable passe temps et la manière dont je procède sans savoir où je vais, est très agréable pour qui aime s’embarquer en ignorant où il va.
Bonne journée 🙂