L’image.

L’image d’une femme qui a compté dans la vie d’une génération de tout petits.

C’était un jour d’août 2016.

Je m’étais rendu à la maison de retraite du village pour une visite à ma mère.
Un pensionnaire que je connaissais bien, m’accompagnait dans la salle commune.
Nous étions assis depuis un bon moment à revenir sur le temps passé lorsqu’il m’interrogea, pointant du menton une dame qui regardait dans notre direction : « Tu connais cette femme ? »
Son visage me semblait familier mais j’étais bien incapable d’y poser un nom. « Regarde bien ! me disait-il. » Aucun souvenir ne fit surface. Et pourtant, une image enfouie dans un coin de ma mémoire me parlait sans rien me dire.

Lorsqu’il annonça « C’est madame Serra ! », jamais je n’aurais pensé à elle car je croyais qu’elle avait quitté le village définitivement, depuis belle lurette et que sa vie se prolongeait ailleurs.

Elle non plus ne me reconnaissait pas. Normal, cela faisait plus de soixante ans qu’elle ne m’avait vu, j’avais quatre ans lorsque j’étais dans sa classe, la première année.

Je me souviens de mon premier chocolat chaud. C’était juste avant les vacances d’un Noël.
Nous étions réunis, maternelle et primaire, dans une grande salle chez Josette la coiffeuse à l’entrée du village.
Du cacao, disait-on à cette époque. J’ai le souvenir de cette saveur nouvelle, de l’équilibre entre chocolat et lait, sucrés au plus juste, un caractère qu’on ne retrouve plus de nos jours. Aujourd’hui, le sucre est omniprésent de sorte que l’édulcorant nivelle toutes les saveurs. Sans doute, l’effet de la première fois s’est-elle imprimée définitivement comme toute première bonne chose…
L’impression de mon meilleur cacao est encore présente.

Madame Serra était, dans mon esprit, la maîtresse en couleurs. Une image multicolore que j’avais imprimée à jamais.
Chez nous, dans notre demeure, c’était plutôt triste, grisaillé.
Sous l’escalier en bois de la salle à manger qui conduisait à la trappe du grenier régnait un fatras d’objets. Un empilement hétéroclite de cordes, de sacs en jute épais, de serpes, de faucilles, de vieux pulls en laine grossière et de chaussures au cuir éclaté qui attendaient la visite chez le cordonnier pour fermer ces mâchoires béantes exhibant leurs petites dents pointues et rouillées. Mais chaque objet trouvait son utilité un jour ou l’autre. Les cordes pour les cochons, les vieilles cravates pour confectionner des entraves destinées aux chèvres, les sacs pour les pommes de terre, la vieille laine pour emmailloter le fer à repasser qui chauffait dans la braise endormie et faisait fonction de bouillote au fond du lit les jours de grand froid…

Tout L’hiver, on ne voyait que ficateddu, salcicettu, panzetta, salamu, lardu e prizuttu pendus aux poutres de la salle qui faisait également office de cuisine. Le coin du réchaud à gaz était sombre. Un peu de lumière pénétrait par l’unique fenêtre naine quasi lilliputienne, seule source accessible aux rayons de l’après-midi. De la sorte, l’ampoule qui surplombait et visait pile le milieu de la table ronde, restait allumée pendant les repas du midi. De la grisaille partout, les murs peints à la fumée de cheminée jetaient une légère teinte de jaune sale.
Nous nous étions habitués à voir la vie en noir et blanc, un peu en sépia.

Dans sa classe, c’était l’émerveillement.
Des couleurs vives omniprésentes, du découpage de dessins multicolores, de la peinture à passer partout et de la pâte à modeler à l’odeur si particulière, contrebalançaient le côté lugubre auquel nous étions habitués chez nous.
J’ai toujours gardé à l’esprit le sourire de notre maîtresse. Un sourire permanent qui effaçait instantanément les habitudes de la Navaggia pour nous plonger dans un monde merveilleux. On apprenait à vivre avec les autres et découvrir un monde nouveau.
C’est probablement à cette période que naquit mon goût pour les contrastes, de manière inconsciente, sans doute.

Les jours de relâche, on rencontrait notre maîtresse avec son ratier, nous n’avions jamais vu un chien si petit avec des yeux si globuleux. Une curiosité de plus pour nous…

Durant ma carrière, j’ai traversé un grand nombre de cours de maternelles, visité des classes enfantines, il m’arrivait de penser à elle qui dans mon esprit était restée le prototype universel de la maîtresse des tout petits.
Sa douceur et son sourire communiquaient l’espoir, son savoir-faire, son sens pédagogique façonnaient les prérequis nécessaires aux apprentissages fondamentaux de manière naturelle sans crier sur les toits méthodes diverses, ni références à un quelconque courant pédagogique. Une femme qui déroulait sa personnalité dans la simplicité d’une vocation tournée vers les enfants.

Je ne l’ai pas reconnue mais lorsque Polo m’a révélé son identité, je me suis souvenu de la maîtresse en couleur et j’ai retrouvé ses traits sur le visage qui ont fait remonter tous ces souvenirs.

J’avais gardé une image de dame multicolore, elle portait encore sa palette de nuances vives, vêtue d’une robe fleurie, bariolée, aux couleurs joyeuses… La sérénité émanait toujours de son âme… Seul son sourire intact mais un peu vague semblait porté sur d’autres horizons.

L’image de la maîtresse d’école maternelle l’auréolait encore.

Chacun se reconnaitra.
Je suis en haut à droite dans les bras de Catherine.
En revenant finir ma carrière dans l’école de mon enfance, j’ai retrouvé Catherine, nous sommes partis à la retraite ensemble.
Une histoire qui peut paraitre curieuse, je l’ai racontée dans un autre texte.


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