Je sais qu’il aurait aimé que j’écrive le titre en corse. (François le dentiste)
J’ai de multiples plaisirs. Entre autres, j’adore refaire incursion dans le passé. Je me délecte de ces souvenirs comme d’autres vont se réjouir chez le glacier. Mes « gelati » sont du réchauffé, penseront certains. Pas grave, pour aimer le froid, il faut connaître le chaud, ils ne vont pas l’un sans l’autre.
François était notre dentiste au village lorsque j’étais adolescent.
Natif de Lévie, il s’était installé dans la maison familiale et son cabinet surplombait la place de l’église. Depuis sa terrasse belvédère qui prolongeait son lieu de travail, il nous regardait jouer au foot et l’envie le démangeait souvent de venir se mêler à nous. Ça le titillait tant, que pendant ses moments de relâche, il descendait shooter contre le mur, tenter quelques dribbles bien qu’il ne fut plus dans la forme de sa prime jeunesse. Cela nous faisait sourire et nous trouvions plaisant qu’une figure de notre village vienne se mêler à nous avec sympathie et autant de plaisir. Nous étions étonnés, les premières fois, plus après, nous nous arrêtions pour le regarder jouer… ridiani ancu i calza di l’arichji !*
Parfois, en attendant que la piqûre anesthésiante fasse son effet avant de s’attaquer à une molaire, il s’accoudait à la rampe de son balcon pour nous observer, nous encourager ou nous conseiller en donnant de la voix. Il gesticulait, car de son promontoire, il avait une vue panoramique de notre stade de fortune, une vision plus complète du déploiement des joueurs. Avec cette vision globale de nos attaques ou de nos défenses, il devenait entraîneur occasionnel, nous conseillait les meilleurs positionnements sur le terrain.
Il riait et semblait s’amuser autant que nous. Franchement, nous aimions sa complicité, il était dentiste mais n’avait rien oublié de sa jeunesse au village, très loin du blues de l’arracheur de dents.
Que de la joie communicative facilement distribuée.
Dans ma famille, mon frère et ma sœur étaient des inconditionnels du sucre. A l’époque, nous ne savions pas les ravages que cela occasionnait en favorisant les caries, comme les gourmands de lard grillé ou cru ignoraient le cholestérol. J’ai été le seul à sauver ma denture et je dois à François, le fait d’avoir encore presque toutes mes dents. Il avait encouragé mes parents pour que j’aille faire le point avec lui. L’argent ne coulait ni à flots, ni à petit filet, la dentisterie était pour nous un rêve. J’ignore comment mes parents se sont débrouillés pour les honoraires mais je peux témoigner du professionnalisme de notre dentiste lévianais. Que de la belle ouvrage en ce qui me concerne.
Lorsque j’étais plus âgé, vers les dix-sept, dix-huit ans, je cherchais à gagner quelque argent en touchant aux cartes chez Vescu. Nous jouions à Bestia, un jeu qui n’existe plus aujourd’hui. J’avais reconstitué la règle de ce jeu pour la proposer dans un quotidien local et j’espérais que cela intéresserait quelques personnes. Aucun écho, aucune relance, aucun intérêt pour ce jeu perdu de vue. François était totalement désintéressé, il jouait pour son plaisir dans les conditions normales du jeu puis, s’il était gagnant, il payait les consommations ou laissait son bénéfice sur la table pour le remettre en jeu alors qu’il partait. Comme peu lui importait de perdre ou de gagner, il jouait sans regarder son jeu ce qui constituait une gêne pour nous. Chacun avait le droit de poursuivre ou de se retirer de la manche selon la distribution de ses cartes. Si je poursuivais, c’est que j’étais certain de gagner, j’avais le jeu blindé, je ne pouvais me permettre de jouer au bluff. Me voyant partant, il disait « Si Simonu ghjoca, u nosciu contu è in banca ! » (Si Simon joue notre compte est en banque !)
J’ai toujours eu une sympathie particulière pour cet homme alors que je n’ai pas souvent communiqué avec lui. C’est bien plus tard, en le rencontrant dans un bar de Propriano, que nous avons eu une discussion plus poussée. Ce jour-là, j’ai su qu’il me portait une certaine estime. Il me connaissait mieux que je le pensais. Je fus très surpris qu’il puisse être si précis à mon égard. Il me fit une déclaration surprenante qui me toucha profondément, c’était au moment des élections : « Il aurait fallu un gars comme toi dans l’équipe municipale ! »
Je l’ai très peu connu finalement, mais cela m’a suffi pour comprendre le personnage, en tous cas en ce qui concerne notre sympathie réciproque. Il avait connu mes aïeux, chez nous cela convient parfaitement pour tisser des liens solides.
Aujourd’hui, j’avais envie d’évoquer Francescu u dintistu, même par l’infime petit bout de ma lorgnette, cela me réjouit de réveiller son souvenir.
Souvent, des fenêtres, des meurtrières, suffisent à poser un peu de lumière sur des personnes qui ont un minimum compté dans votre vie.
Je garde en filigrane, l’image d’un homme accoudé à sa terrasse, le regard plongeant sur « a Piazzona » pendant que les martinets se poursuivent inlassablement autour du clocher en criant leur bonheur d’un retour à Lévie… C’était, sans doute, un début d’été.
Comme les martinets, j’adore tourner autour de mon village et me souvenir de ceux qui ont traversé ma vie.

*Ridiani ancu i calza di l’arichji ! Expression locale très imagée difficile à traduire dans sa précision, disons, approximativement, « Même la base des oreilles riait ! »
Je ne sais pas pour l’équipe municipale, mais pour les histoires et l’écriture, moi je vote pour vous! 🙂
Je vous remercie pour le vote, si je parvenais à dépasser les 50%…
Peut-être tenterais-je quelque chose mais bon, je suis bien comme ça, loin de toute exposition trop risquée.
Merci, c’est sympa 😉