L’oreille de toute une vie.

J’avais perdu l’usage d’une oreille à la suite d’une méningite. Les traitements de l’époque avaient des effets secondaires désastreux sur l’audition. Le recul était-il insuffisant pour reconnaître cet effet pervers ou alors, était-ce la seule médication efficace du moment ? S’agissait-il d’un dosage trop fort pour mettre toutes les chances de son côté ?

J’avais cinq ans et mes parents attribuaient cette infirmité à l’imposture d’un « médecin » qui exerçait sans en avoir les diplômes. Il m’aurait versé de l’eau oxygénée chaude dans le conduit auditif portant atteinte au tympan. C’était leur version. J’ai appris, par la suite, que c’était une pratique courante à l’époque pour soigner une otite en plus de l’antibiothérapie. Notre pseudo-toubib avait une pratique toute personnelle, il  chauffait l’eau oxygénée dans une cuillère à café avec la flamme d’une bougie, sans doute, pour l’amener à la température du corps. Lorsqu’on connait la formule de ce produit, H2O2, soit un atome d’oxygène supplémentaire par rapport à l’eau ordinaire rendant l’élément instable, on imagine facilement qu’il m’instillait de l’eau réchauffée puisque l’oxygène excédentaire avait vite fait de s’évader. Avec ce procédé, l’eau oxygénée devient flotte ordinaire, autant prendre directement l’eau au robinet, c’est plus économique. On sait désormais que les antibiotiques utilisés étaient ototoxiques occasionnant, le plus souvent, une surdité bilatérale définitive. Finalement, j’avais bénéficié d’un peu de chance puisque j’ai rejoint le lot des moins fréquentes surdités unilatérales.

Cette atteinte accidentelle de mon audition allait devenir le fil conducteur de toute une vie.

Ma scolarité primaire ne fut pas de tout repos. J’ai eu un mal fou pour apprendre à lire. Si l’on ajoute tous les facteurs défavorables qui gravitaient autour de mon cas, pas de livres, père analphabète n’ayant pas franchi la maternelle, mère à peine plus évoluée… on imagine aisément les obstacles qui se présentaient à moi. Je n’ai su véritablement lire que vers l’âge de douze ans avec toutes les séquelles qui accompagnent ce type de retard. Je dois cette première victoire à la persévérance, à la conscience professionnelle et au savoir-faire de mes instituteurs. Tous ont cru en moi et ont œuvré pour que je parvienne à ce premier palier.

Je lisais donc. Disons que je « lisotais », plutôt. Ma capacité de lecture était très limitée de sorte que j’étais bien en peine pour m’attaquer au moindre livre. Il me manquait le plaisir de lire que l’on ne peut avoir lorsqu’on ânonne, trébuche devant la moindre difficulté pour tenter de déchiffrer. Il m’aurait fallu des jours et des jours pour parvenir au mot fin. Petit à petit, je me suis forgé une sorte de lecture en diagonale. Tenter de capter ci et là quelques bribes de sens pour avoir une toute petite idée du contenu. Une compréhension modeste et insuffisante pour exprimer un avis sur  l’ouvrage que j’étais censé parcourir. Si l’on ajoute à cela la fatigue née de la difficulté des nombreux déchiffrages laborieux, on comprend mieux le calvaire d’un piètre lecteur.

Notre professeur de français du collège nous obligeait à lire un livre par semaine. Nous devions présenter l’œuvre sur le cahier de bibliothèque. Une page coupée en deux, pour noter le titre de manière plus ou moins artistique, l’autre partie était réservée à la présentation de la biographie de l’auteur. Sur la page suivante, toujours partagée en deux, nous devions marquer quelques mots inconnus rencontrés lors de la lecture, avec la définition fraîchement découverte dans le petit Larousse. Sur la partie inférieure, nous présentions deux ou trois phrases qui nous avaient plu et que nous livrions avec un titre imaginé par nos soins. La dernière page était consacrée au résumé et à l’illustration… Je ne pouvais me défiler à cet exercice : il était obligatoire et noté. Me sachant incapable d’aller au bout d’un tel exercice, je fis lire mon premier livre par ma mère. Je m’occupais du titre et de la biographie. Les mots étaient faciles à repérer, il suffisait d’ouvrir à n’importe quelle page pour tomber, sans problème, sur un mot inconnu. Je procédais pareillement pour les phrases en cherchant au hasard des pages. En revanche, j’avais recours au résumé oral de ma mère pour arranger le mien à ma manière. Cela étonnait beaucoup notre professeur qui me demandait si je l’avais bien lu. Ma mère déformait l’histoire avec sa lecture approximative et moi, je m’en éloignais encore plus en résumant son résumé. C’était un moment redoutable car je me faisais sermonner souvent. Pour les suivants, je choisissais un livre déjà lu par un camarade bien noté, je m’appuyais sur son résumé, pour le reste je gardais ma tactique. J’ai traversé le collège, alourdi de ces grosses difficultés, avec la perspective d’un  avenir pessimiste pour le français. J’étais plutôt porté sur les maths et les sciences en général.

J’avais beaucoup progressé grâce au vieux dictionnaire du début de siècle que Denise la voisine m’avait offert en cachette car il appartenait à son frère qui n’en faisait plus grand usage. Je l’avais caché sous le lit et le parcourais chaque soir avant de m’endormir. Ce geste, apparemment risqué pour elle, avait joué un rôle important, contribuant à en faire un objet magique. Il y avait beaucoup de dessins ce qui facilitait la compréhension. Il était, pour moi, un véritable trésor inépuisable de découvertes nocturnes. Denise et son frère plus âgé, avaient franchi la quarantaine… elle avait pensé qu’il me serait plus utile.

Ce bouillonnement, désordonné en apparence, a dû faire son effet puisqu’en seconde, avec la découverte de Rabelais et Montaigne, j’ai grimpé dans la hiérarchie, obtenant le deuxième prix de français. Plus pour mes idées que pour mon écriture qui malgré tout commençait à prendre forme : le côté philo avait pris le pas sur le côté littérature. J’ai effectué un parcours avec de nombreux prix, surtout scientifiques, jusqu’à la terminale. Je m’ouvrais enfin ! Grâce, aussi, à la bienveillance de mes profs qui connaissaient mon problème.

A cette période, je donnais des cours de maths et de physique  à une jeune fille non scolarisée (niveau terminale). Je fus très fier d’apprendre qu’elle avait eu sa moyenne en maths et quatorze en physique chimie. Je prenais goût à l’enseignement et rêvais de devenir prof de sciences naturelles, matière dans laquelle j’obtenais des notes canon souvent très éloignées de l’ensemble de la classe.

Après le bac, ce fut la rencontre avec Toussaint, un ami qui allait changer le sens de ma vie en m’emmenant à l’université de Nice alors que mes parents n’avaient pas les moyens de m’y envoyer. J’ai raconté ce passage dans un texte intitulé « La gabardine ». J’avais franchi la première étape mais mon oreille n’avait pas fini de faire parler d’elle… (À suivre)

 

 

 

 

Lorsque ouvrir ses oreilles devient impossible, on écarquille les yeux.

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