L’oreille de toute une vie. 2

En arrivant à Nice, je n’imaginais pas que j’allais vivre l’ivresse des profondeurs de celui qui, soudain, était plongé au cœur de la lumière alors qu’il n’avait connu que l’ombre. Trop de choses en même temps, trop de nouveautés, trop de découvertes d’un seul coup, trop d’oxygène, trop de vie, trop des autres pour celui qui avait vécu jusque-là dans un monde protégé. Me voilà sans armes, nu face au quotidien, souvent perdu, une sorte de proie pour tout prédateur, complètement livrée à elle-même. Je ne savais plus où donner des yeux ou de la tête. Dans cette griserie, ressortait l’impression d’être prétentieux alors que je cherchais à me protéger. Parfois, une fille me croisait lâchant au passage : « Alors on bêche ! ». On se connaissait de vue, je n’engageais aucune conversation craignant d’être démasqué. « On bêche ? », je me demandais bien ce qu’elle voulait dire, ce genre de vocabulaire m’était complètement étranger, je ne connaissais que son sens premier. L’émotion, la surprise, m’interdisaient toute analyse sur le champ. Il me fallait du calme, du recul pour comprendre ce qui m’arrivait.

Dans ce milieu universitaire, les filles étaient légion, d’autant qu’il s’agissait d’une faculté de lettres. Curieusement, moi le rationnel, le plus porté vers les sciences exactes de ma classe de terminale, j’étais le seul à choisir une solution bâtarde : faire une licence de psychologie, science humaine qui oublie parfois d’être science. La surpopulation féminine servait les timides, les paumés, les « j’sais pas ». C’étaient-elles qui prenaient, jetaient, s’amusaient comme un chat avec une pelote de laine… c’était une aubaine pour les très timides qui se laissaient faire, le temps d’une expérience, d’un l’apprentissage. J’étais habitué aux filles de chez nous, souvent plus effarouchées, ce qui était un avantage, maigre avantage pour pas grand-chose car nous avancions au rythme de nos hésitations. Ici, c’étaient des pas de géants, à se briser l’égo, aussi. Dans ce tourbillon, je suis même tombé entre les mains d’un travesti. Je n’y ai vu que du feu dans ma profonde confusion, à mon grand désarroi devant la découverte soudaine.

Mais revenons à notre fil conducteur car je crains de vous mettre la puce à l’oreille et l’eau à la bouche  avec ces allusions plus croustillantes, ce sera pour une autre fois, peut-être.

Mon expérience proprement universitaire ne fut pas une réussite.

Mon oreille allait revenir au premier plan dès mes débuts dans l’amphithéâtre et très vite j’allais déchanter. Je n’entendais rien, strictement rien. Même en me plaçant au premier rang aucune information ne passait par le filtre auditif. Assez rapidement, je compris que je devais me construire par moi-même, devenir un autodidacte parfait. Au handicap auditif s’ajoutait celui de la faible capacité de lecture. Comment continuer à se former avec aussi peu d’atouts ? Comme sous l’effet d’un étourdissement, J’ai poursuivi sans trop me poser de questions sur mon devenir.

 Je ne suivais plus les cours depuis longtemps et voilà qu’un devoir sur table obligatoire se présente. Je décide de me tester, question de savoir où j’en étais. Le sujet portait sur une citation dont l’auteur n’était pas mentionné. Je l’ai traité à ma façon en l’orientant exclusivement sur l’esprit scientifique selon Gaston Bachelard. En sortant de l’exercice, j’apprends qu’il s’agissait du positivisme d’après  Auguste Comte et que tous les cours avaient porté là-dessus. Les habitués de l’amphi étaient parfaitement informés et semblaient ravis de leur prestation écrite. Je n’en avais suivi aucun et je n’ai donc jamais mentionné le nom d’Auguste Comte. Je me suis rendu à la remise des copies et quelle ne fut pas ma grande surprise : j’avais la meilleure note. Le professeur, étonné par l’angle choisi, avoua avoir pris du plaisir, d’autant que selon lui, j’avais réussi le tour de force de ne jamais parler de l’auteur.  Il ne s’était pas ennuyé à entendre toujours les mêmes choses. Je fus félicité pour mon originalité, bien involontaire que je me suis gardé d’avouer. Ce petit secret entre moi et moi valait son pesant de plaisir. Cela me fit le plus grand bien.

Maigre diplôme, mais par temps de disette toute nourriture est bonne à prendre et les choses anodines revêtent une importance de circonstance en donnant un coup de fouet à l’estime de soi.  

J’ai rapidement compris que je ne pouvais indéfiniment jouer à faire semblant, j’ai résilié mon sursis pour effectuer mon service militaire afin de m’engager, sans trop tarder, dans la vie active. (À suivre)     

                                                                                                       Ferdinand, le pauvre bêcheur…

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