La chance ordinaire ne se refuse pas…

Je venais d’obtenir mon bac scientifique, mon bâton de maréchal.
Un maréchal de pain d’épices et un bâton en chocolat, c’est comme si on m’avait remis une médaille du même métal cacao. Sauf à remonter le moral de la famille qui obtenait avec moi son premier diplôme, j’avais l’impression que c’était pour de faux… A quoi allait me servir cette brusque montée en grade ?
Je n’entrevoyais rien qui puisse m’assurer un poste de titulaire comme disait ma mère. Titulaire était le mot magique puisque, qui était titulaire était assuré de finir sa vie de cocagne dans la fonction choisie. Dans notre famille, personne n’a jamais été titulaire, le travail, on y courait après.
Bref, j’étais dans l’expectative totale.

L’été débutait.
En bon fana de pétanque, tous les soirs, que ce soit au groupe scolaire ou sur la place de l’église, j’étais fidèle à la partie de boules. Nous organisions des concours quotidiens pour donner un peu de sérieux à nos parties qui avaient tendance à dériver en vaste rigolade. Le village avait retrouvé tous ses enfants, ceux de la diaspora affichaient complet, c’était ainsi tous les ans.

Nous étions une bande de copains entre jeunes et moins jeunes, Antoine Ripolin, Pierre, Loulou, Roger, Fortuny, le docteur JP de Peretti, Jean-Paul, Denis, Alex et Boéri… pour les plus assidus. Nous passions des après-midis joyeux et ne quittions la place qu’à la nuit tombée…

Et puis Noël.
Noël Cucchi, pour le situer, habitait sur le chemin qui mène à Vitalbettu.
Un jeune retraité de l’armée qui me semblait être le plus âgé.
Passionné de pétanque, c’était un homme calme, calculateur et toujours courtois face à l’adversité. On aurait dit qu’il était rompu aux combats d’une autre envergure, très peu touché par les petites chamailleries ou querelles « pétanquières » mais il ne lâchait rien. En grande difficulté, il temporisait, cherchait la faille en attendant un moment de faiblesse adverse. Rien n’était jamais perdu tant qu’il lui restait boule en main.
Je ne le connaissais pas, lui avait bien connu mon père, ils étaient de la même génération.
Il adorait participer à tous les concours des villages environnants et cherchait un partenaire pour effectuer la saison. Il visait quelqu’un de fiable qui ne l’abandonnerait pas en cours de route…

Un soir à la Piazzona nous étions assis côte à côte.

–    Comment passes-tu tes vacances ?
Que vas-tu faire l’année prochaine ? Me dit-il, connaissant parfaitement ma condition familiale.

Je lui répondis que ces petits concours quotidiens m’assuraient le pécule, un peu d’argent pour passer l’été et que l’année suivante, je ne ferai rien par manque de moyens pour entamer des études supérieures.

–    Si tu fais la saison de pétanque avec moi, je te paie tes vacances puis tes études, tu me rembourseras lorsque tu auras un métier.

J’avais déjà le goût de l’indépendance, pour rien au monde, je ne me serais enfermé dans une prison trop dorée pour moi. J’acceptai de faire quelques concours avec lui sans exclusivité et sans contrepartie. Il n’a pas bronché, il insista juste un petit peu en disant qu’il avait les moyens, à tel point que je me suis demandé si le partenariat proposé n’était pas prétexte à contrepartie pour ne pas ressembler à du mécénat. Je ne l’ai jamais su.
Je me souviens du premier concours que nous fîmes ensemble. C’était à Sartène. Après la première partie gagnée sans encombre nous nous attaquions à un monument, les champions de Corse venus d’Ajaccio. Le tireur s’appelait Riri Piglioni.
La partie s’éternisait, nous avancions point par point, laborieusement jusqu’à midi sonnantes. Nous menions 12 à 2. C’est à ce moment que le capitaine adverse nous demanda d’arrêter la partie pour la reprendre après le repas. Le public comme d’autres joueurs qui s’étaient massés autour de nous, nous conseillaient de ne pas accepter. Nous n’étions pas des enfants de cœur en matière de pétanque… pourtant Noël accepta. Il me dit :

–    J’ai retenu deux places au restaurant chez un ami, un copain de l’armée.

C’était un établissement de luxe, disait-on à l’époque. J’ai été déçu car j’ai mangé comme à la maison, des poireaux vinaigrette et un ragout aux pommes de terre… Je m’étais fait une autre idée d’un restaurent sélect…
De retour sur le terrain de pétanque, nous fûmes balayés en quelques mènes avec les félicitations malicieuses de nos adversaires. Nous n’étions pas dupes, nous savions à quoi nous nous exposions, mais c’est ainsi… Nous étions en villégiature plus qu’en conquête de coupe.

Il m’arrive encore de penser à Noël qui m’a sans doute donné confiance en moi à un âge où je doutais fort de l’avenir. Ce sont des moments que d’autres oublient vite, les pensant insignifiants ou s’en fichant royalement. Se remémorer est une force qui donne toute sa teneur, toute sa saveur et tout son poids aux choses de la vie.

A la fin de l’été, Noël avait quitté le village.

Au mois d’octobre, une estafette envoyée en mission par le lycée de Sartène m’informait qu’un poste de pion était disponible, s’il m’intéressait, je devais me rendre sur place pour signer l’embauche.

Ce fut le branle-bas de combat dans la chaumière. On rassembla quelques affaires, on me prêta costume et gabardine trop grands pour moi. Je fus reçu en éclats de rires par la personne qui m’accueillait dans le bureau de la surveillance générale. Je dus plier gabardine sur le champ pour tenter d’arrêter le fou rire aussitôt relancé de plus belle en apparaissant costumé…

Toussaint qui me recevait ce jour-là est devenu mon meilleur ami.
A la fin de l’année scolaire, presque d’autorité, il me transporta dans ses bagages à Nice et sous sa protection, j’intégrais l’université niçoise.

C’était ma deuxième chance. Il m’avait déclaré :

– Il n’est pas raisonnable que tu ne puisses poursuivre tes études, avec le potentiel que tu as, ce serait un vrai gâchis.

Pour la première fois, je venais de quitter le fond de ma Navaggia.

Cette chance ordinaire sans argent dans la balance, proposée par l’amitié, ne se refuse pas…
Je prenais le bateau pour la première fois, un peu affolé de devoir vivre loin de chez moi.
J’étais parti pour une grande aventure, la vie m’attendais là-bas.

Bourré de naïveté, le candide débutait une vaste partie de ping-pong dont il était la petite balle blanche durant la première manche…


7 Comments

  1. Bravo c’est trop beau ce que vous écrivez!
    De temps en temps je découvre d’autres petits passages,je me régale…amitiés Simonu

    1. Merci, c’est sympa !
      Tafani, sans le prénom, je ne vois pas qui vous êtes.
      Sans doute Pierre qui continue à me vouvoyer, bien qu’on se connaisse de longue date (?)
      Ravi que cela vous plaise.
      Bonne journée.

      1. Mon prénom est Elisabeth Tafani,mon père s’appelait Pierre mais çe n’est pas celui cité plus haut.Il était peintre en bâtiment et demeurait à Pascialella de Muratello,vous l’avez peut être connu(il est décédé en 2010)Voilà!mes amitiés

    2. J’ai connu un autre Pierre Tafani mais à Lévie.
      C’est bien que vous vous soyez identifiée sinon, je partais sur une fausse piste.
      Encore merci pour votre suivi.
      Amitiés également. 🙂

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