Gens d’avant : u scarparu e u stazzunaghiu.

Il avait un drôle d’accent, pas l’accent de chez nous, probablement celui d’un coin d’Italie. Les adultes savaient, sans doute, nous les enfants, nous nous contentions de porter puis de  récupérer les chaussures… Bonjour, au-revoir Monsieur Ange !  C’était la seule conversation possible avec ce taciturne.

Avec le recul, je me demande ce qu’a bien pu être sa vie. Je ne l’ai jamais vu communiquer avec quelqu’un d’autre que la voisine. Il effectuait, tout juste quelques pas autour de la maison sans s’éloigner plus d’une dizaine de mètres.

On entrait directement dans son atelier minuscule, de trois à quatre mètres carrés. Il se tenait assis devant la petite fenêtre, ses vieilles lunettes sur le bout du nez qui lui donnaient un air de Gepetto. Il nous regardait arriver par-dessus ses lorgnons sans dire un mot. Il suffisait de lui tendre les chaussures pour qu’il les inspecte un instant avant de les jeter dans une boîte sous la table de travail. Puis, nous tentions un timide : « C’est pour quand ? » et « La sétéman qui vient » fusait invariablement. C’était toujours pour la semaine prochaine que l’on soit lundi ou samedi.

Sa vie, très réduite, se résumait à chaussure après chaussure et ressemblait à l’exiguïté de son échoppe. J’avais remarqué qu’il observait toujours les chaussures par paire, bien accolées l’une à l’autre, les tournant dans tous les sens, avant de juger de la réparation. On ne disait jamais quelle intervention nous souhaitions, c’était lui qui décidait. Il connaissait ses clients et savait jusqu’où aller dans la dépense de chacun.

Un nombre impressionnant d’instruments jonchait sa table de travail. Enclumes de cordonnier, alènes multiples pour petits ou gros trous, emporte-pièce à barillet, aiguilles courbées, tire-forme, marteaux à battre ou à clouter, pinces de toutes sortes et tranchoirs à cuir impeccablement affûtés. Il avait toujours à portée de main son galipot, espèce de pâton de résine odorante qui lui servait à confectionner le ligneul, ce gros cordon imprégné de poix ou le fil destiné à solidariser le haut de la chaussure avec la semelle en exécutant, à la main, une double  couture impeccable.

Une odeur forte mais agréable d’extrait de pin flottait jusque dans le couloir. Selon le moment et le travail qu’il effectuait, le cirage l’emportait sur la poix. L’endroit était idéal pour donner à un écolier le goût de la description, tous les sens étaient à contribution. Battage du cuir, bric-à-brac d’outils, matière lisse ou granulée, parfums entêtants… de l’ouïe à l’odorat en passant par la vue et le toucher, tout l’être était en éveil.

Voici le souvenir encore vivace d’un homme qui, par son très fort investissement dans le métier, a oublié de vivre. Il  a dû puissamment imprégner son cercueil de résine complice avec le bois de sapin. J’espère qu’en arrivant au paradis, quelqu’un a songé à le changer de métier.

Simonu u stazzunaghiu était un gros travailleur infatigable, tout le monde le disait. Il avait les mains massives et calleuses d’un homme à poigne, habitué qu’il était à tenir fermement la pince et à battre sans relâche le fer chauffé à blanc. De loin, on savait qu’il était à la tâche, trahi par le tintement particulier du marteau sur l’enclume.  Depuis la Navaggia nous comptions les coups portés sur le fer et ceux plus cristallins qui  frappaient l’enclume lui donnant un souffle de repos avant d’amplifier le mouvement suivant qui devait aplatir la lame surchauffée. Il écrasait, courbait, allongeait,  façonnait à longueur de journées.

Au bruit métallique succédait l’odeur de la corne fumante des sabots des mules et mulets qu’il ferrait sur la route de Carbini devant sa forge.  Cette habitude de se placer sur la voie publique avait aiguisé l’imagination de certains oisifs qui n’avaient d’autre charge que de passer le temps. Et comme on dit chez nous : « Chi posa mal penza », ils avaient tout loisir pour songer à l’impensable. Les jours de grand brouillard, ils lâchaient des pneus de camion depuis le virage de l’église. Simonu ne voyait arriver cet intrus redoutable que lorsqu’il percutait violemment l’équidé qu’il était en train de ferrer.

Très connu pour jurer bruyamment en temps ordinaire, imaginez la rage qui s’élevait dans les nuages les jours de brume.  Ses moments de découragement se ponctuaient de : « E pilta, pilta e pilta…a caca ! ». Si j’avais bien compris, il criait son dépit avec un léger défaut d’articulation : « Et tape, tape et tape… pour de la merde ! »

Par l’intensité de leur travail et malgré l’apparence d’une vie misérable de labeur qui ne laisse aucune place au loisir, ces hommes ont rempli la mémoire de ceux qui les ont connus. Ils n’étaient pas des faiseurs de vent, d’agitation futile ou inutile. Ils ont vécu et vivent encore dans mon souvenir. Mais on a oublié de leur demander leur avis.

Sur la gauche, la petite fenêtre dégondée du cordonnier.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *