Le solitaire.

Les sangliers sont dans la ville et cela n’étonne plus personne. On entend ci et là : « Tu as vu ? Bientôt ils vont entrer à la maison pour se servir directement dans le frigo… » Mais rien ne se passe. Les alentours immédiats des maisons sont devenus des champs de labours, les jardins sont menacés, les suidés sont en passe de devenir les rois de nos quartiers. Une révolution qui ne provoque aucune réaction sinon quelques sourires amusés.

Naguère, nos grands-parents qui tenaient à leur jardin ne laissaient pas progresser l’envahisseur. La bête noire savait à quoi s’en tenir. Aujourd’hui désinvolte, elle se sent chez elle partout. Nous réagirons lorsqu’un enfant ou toute autre personne sera blessée pour s’être trouvée, au mauvais moment, sur le passage d’une laie suitée.

Un curieux phénomène est en train de se produire. Les chats et les chiens domestiques retrouvent leur indépendance et deviennent harets ou dingos, à l’inverse, le porc sauvage se rapproche de l’homme dans l’espoir d’être accepté dans la cité.

Notre salut se trouve entre les mains de la femme. Devenue l’égale de l’homme, qu’attend-elle pour le secouer un peu, quitte à lui flanquer quelques coups de balai sur l’échine ? A moins que plus téméraire, elle ne chausse bottes ou brodequins pour partir en battue rétablissant l’ordre d’un côté et affirmant sa conquête de parité de l’autre.

Je crains que cette entrée massive des hordes à l’assaut de nos villages ne soit le signe d’une prise de pouvoir. L’entendez-vous qui grommelle, nasille, couine, grogne, souffle, gémit… prêt à claquer des mâchoires s’il se sent menacé ?

Ecartez-vous, vous êtes ici, chez lui !

Cette longue digression mi lard mi cochon, m’a conduit jusqu’au solitaire, généralement un vieux sanglier. Jean Paul avait 12 ans et se trouvait dans un CE1 pour apprendre à lire. Il venait d’un établissement spécialisé et n’était scolarisé qu’une partie de la journée, effectuant deux séances hebdomadaires avec moi. Voici donc…

Perdu dans l’épais maquis de la foule scolaire, Jean Paul avait pris l’habitude de venir renifler le maïs que je lui servais dans ma clairière. Son regard noir et sauvage se posait rarement sur mon visage perpétuellement situé sur le point aveugle de sa rétine. Son groin désespérément clos ne s’entrouvrait que pour mâchonner un vague grognement et recracher illico la manifestation de son dégoût de communiquer.

Dans ses moments de bonté, il daignait flairer la nourriture que je lui tendais, mais finissait toujours par la repousser puis la disperser, manifestant ainsi son désir de fuir toute empreinte civilisée.

Ses molaires solides et actionnées par des mâchoires puissantes, avaient écrasé plus d’une syllabe, pulvérisé plus d’une voyelle ou d’une consonne afin qu’elles ne pussent jamais produire la moindre synthèse pertinente. Ses défenses, toujours prêtes à étriper l’intrus, s’acharnaient à déchirer les phrases comme si le sensé, l’unité, l’entité irritaient ce personnage entier. Son cuir enfin, constituait la carapace, résistance suprême à toute épreuve, capable d’émousser toutes les bonnes volontés invariablement vécues comme des agressions…

Deux ans plus tard, au hasard des rencontres, j’ai croisé Jean Paul dans la rue. Il m’a gratifié d’un large sourire et d’un bonjour franc. A son oreille gauche brillait une superbe boucle blanche visible de loin…peut-être que les « débroussaillages » successifs de la vie ont eu raison de son instinct de solitaire.

En entrant dans la cité, les sangliers vont-ils perdre leur instinct du labourage ?

Il serait étonnant qu’ils se mettent à semer.

 

En attendant mieux…

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