Contrairement à François, enfant de famille bourgeoise, réfractaire temporaire au scolaire, Hélène se construisait toute seule ou du moins le tentait. « La dévote » vivait dans une famille modeste où l’on travaillait dur. Ses parents portugais débarqués en région parisienne avaient un objectif très précis : travailler, travailler et travailler encore pour amasser le plus rapidement possible de quoi retourner vivre confortablement dans leur Lusitanie natale. Ils partaient tôt le matin et ne retrouvaient leur fille que le soir.
En attendant, ils construisaient, par touches successives au gré de leurs revenus, la maison de leurs rêves. Ils faisaient preuve d’un optimisme immodéré dans leur conquête du retour au pays, et rêvaient de confort si ce n’est d’usage et raison. Pour le reste, ils vouaient confiance à l’école. La fillette était formatée, élève modèle dans son comportement, pas dans la réussite. Docile, toujours à l’écoute et prête à faire plaisir, elle aurait volontiers fait le ménage dans sa classe pour se montrer utile. Lorsque la maîtresse l’interrogeait pour savoir si elle avait compris l’explication d’une règle de grammaire, elle lâchait un « Ah, oui ! » tout chaud d’enthousiasme mais rédhibitoire, trahissant son incompréhension. Elle disait « amen » à tout, croyant faire plaisir à son entourage. Elle « s’accrochait », toujours bouche bée, prête à gober le moindre vermisseau scolaire, l’avaler sans plaisir et sans conscience. Son langage était pauvre et ses structures telles, que la moindre phrase avec une subordonnée devenait obstacle insurmontable lui barrant tout accès à l’approche du sens d’un texte. Perdue dans la forêt des conjonctions de coordination et de subordination, elle confondait le temps et la manière, le donc et le dont et toutes les subtilités qui permettent une compréhension fine. Elle naviguait entre temps et espace sans trop se situer dans la classe comme dans sa famille. A neuf ans, il était grand temps d’accélérer et consolider son apprentissage de la lecture. Le mécanisme de base semblait acquis, on s’attachait à améliorer l’aisance et la compréhension en multipliant les contacts avec l’écrit. C’était ma mission : franchir cette étape avant qu’il ne soit trop tard, l’école et le temps faisaient le reste. Une fille touchante, toute à sa dévotion aux pouvoirs du ciel. Elle m’avait pris pour le Christ revenu sur terre afin de la sauver du naufrage scolaire. Voici telle que je la perçus un jour comme une révélation :
« Pour rien au monde elle n’aurait manqué la messe matinale et serait venue pour none, vêpres et complies si cela n’avait tenu qu’à elle. C’était une fidèle exemplaire. Elle frappait à l’heure exacte, pénétrait dans ma salle avec un bonjour souriant et discret, juste ce qu’il faut de respect pour entrer dans la maison du Bon Dieu que j’étais. Elle s’asseyait sur son prie-Dieu, son éternel fichu sur les épaules, le regard béat : Hélène attendait le début du prêche. Si j’avais eu de l’hostie gravée aux sons et aux syllabes, je suis sûr qu’elle s’en serait gavée, et avec le corps du Christ ainsi offert, la lecture n’aurait eu aucun secret pour elle. Elle récitait parfaitement son « je vous salue » et son « notre père » mais ce qu’elle psalmodiait n’avait aucune résonnance dans sa tête. Elle lisait bien son missel et entendait parfaitement l’Evangile mais ne comprenait rien car « son père » qui devait être aux cieux était bel et bien sur terre. Dommage pour elle.
Dans son « inconscience » Hélène était heureuse, savoir lire couramment sans trop comprendre suffisait à son bonheur. »
Nous sommes parvenus à une très bonne lecture courante mais pas expressive car la compréhension fine lui était encore interdite … Le jamais et le toujours, le pourquoi et le comment… tous les concepts de base qui se mettent en place à l’âge de six ans étaient restés mélangés dans sa tête de sorte que ses structures de phrases, victimes de ce désordre, limitaient fortement l’entendement. Une pauvreté lexicale qui ressemblait à sa vie en jachère.
*None, vêpres et complies =Prières et recueillements à différents moments de la journée. None vers 15h, vêpres au coucher du soleil avant l’arrivée de la nuit puis complies un peu plus tard.
Après avoir lu ces portraits d’enfants -pour la plupart il y a longtemps-, celui-là est toujours resté en ma mémoire, et reste de loin mon « préféré ».
Ton regard sur ces enfants, rejoint celui du photographe : ton oeil se focalise souvent sur des éléments « hors champ », et nous permet de discerner l’enfant dans sa singularité !
Je trouve que c’est un magnifique témoignage de respect que tu leur fais à tous…
Il en est de même pour ces portraits familiaux et ces instants passés que tu immortalises sous ta plume : ils me ravissent à chaque fois.
Un grand merci de partager cela avec nous.
Oui, tu connaissais ces textes écrits lorsque j’étais en activité. Tu es ma fille et donc bien placée pour savoir quels étaient mes sentiments à l’égard de ces enfants. Le respect c’était la moindre des choses, les aider de mon mieux, je l’ai toujours fait avec plus ou moins de bonheur (réussite). Je pense que ton frère et toi avez hérité de cette philosophie de vie et c’est bien là l’essentiel pour moi. Je te remercie pour cette réaction qui me touche. Papa