L’œil.

Cette histoire d’œil est associée à un épisode de ma vie qui m’a laissé un goût amer.

C’était au temps de ma meilleure forme. J’étais parti en croisade contre le « mal scolaire » dont souffrent certains enfants. Très impliqué, plongé dans une situation de quasiment laboratoire, je construisais des parcours personnalisés après avoir étudié les productions des enfants en difficulté. J’y croyais ferme comme on dit. Il me semblait qu’il était possible de réduire toutes les fractures.

Puisque les moyens scolaires ordinaires ne suffisaient pas, j’inventais des jeux, beaucoup de jeux sortis de mon observation quotidienne au contact de ces écoliers en galère. Victimes de leur condition ordinaire, condition de vie, l’école n’était qu’un révélateur de leurs errements. Alors, je cherchais à faire de la grammaire, d’apprendre à lire, à écrire ou aimer la mathématique, en introduisant fortement le ludique pour faire diversion et apprendre de manière détournée.

C’était un travail passionnant, vous ne pouvez imaginer tout ce que l’on découvre et que l’on peut inventer lorsqu’on s’intéresse de près aux travers de ce monde des enfants.

Croyant élargir à d’autres mes découvertes, j’avais mûri l’idée de faire éditer mes trouvailles en présentant quelques idées, d’abord par courrier puis physiquement, à une grande maison d’édition parisienne.

Je fus très surpris que l’affaire se bouclât dans des délais très brefs. Après quelques entretiens hebdomadaires, on me présenta un contrat de vingt années que je signai avec grand plaisir et sans le lire, évidemment. Que cette grande maison me fasse confiance, était déjà un immense honneur, je n’allais pas faire celui qui épluche le moindre détail. J’étais loin de m’imaginer que je venais de signer une sorte de confinement de longue durée pour employer un terme d’actualité.

J’avais tout déposé, des dizaines d’idées et des jeux que je fabriquais pour mes interventions rééducatives. Toutes ces idées émanaient d’une observation précise, d’une analyse des carences affichées par les enfants en souffrance.
Comme eux, j’avais été un sinistré de l’école primaire, un miraculé qui s’est bien repris par la suite en véritable autodidacte. J’avais l’impression d’avoir effectué le même parcours que mes protégés et que je connaissais le chemin de la réussite en fouillant avec eux.
Bref, j’y croyais, j’y croyais beaucoup…

C’était ma période « machines » pour intégrer orthographe et grammaire. Des machines magiques qui rendaient les règles plus accessibles ou qui se substituaient à elles en détournant les difficultés.

Des jeux de langage pour les maternelles. Prévention et « traitement » des troubles de l’articulation, de retard de parole ou de langage. Ce dernier stade étant le plus difficile à traiter, j’avais imaginé le jeu du perroquet qui consistait à devenir grand perroquet en dépassant le petit puis le moyen. Une construction progressive qui vous faisait obligatoirement petit perroquet, jamais rien du tout. Des couleurs, des puzzles à construire, conditionnés par la mise en place de structures langagières des plus simples aux plus complexes. Les simples pour être petit perroquet en évoluant vers le moyen puis le grand en intégrant les structures plus élaborées. Je reste volontairement évasif et imprécis pour ne pas divulguer le principe précis du jeu… qui n’a jamais vu une salle de classe.

Dans mon contrat, une clause d’exclusivité m’interdisait de déposer mes idées dans une autre maison d’édition. J’allais vite comprendre pourquoi.

Presque tous mes jeux qui traitaient d’un sujet déjà exploité par mon éditeur sous une autre forme allaient être mis au frigo. Il n’était pas question de mettre des imprimantes en marche pour quelque chose qui existait déjà, fusse en moins bien. Le problème est économique et non philanthropique.

Nous étions en train de finaliser le premier jeu « Du matin au soir » destiné aux enfants perdus dans le temps et dans l’espace. Pour la première fois, le grand manitou assistait à la réunion de synthèse. Nous étions quatre, le grand chef du secteur pédagogie, le chef de projet, la maquettiste et moi.

Déjà testé dans des écoles maternelles parisiennes, nous le lui présentions.
L’essentiel de la pratique passait par les sens, de sorte qu’il fallait les représenter sur des cartes et l’une d’elles, affichait un œil.
A la vue de cette carte, nous ressentîmes tous un grand mal à l’aise provoqué par l’attitude du décideur en chef.
L’homme était décomposé, installé dans un malaise communicatif, immobile, défait, l’œil fixé sur la carte, totalement hypnotisé comme la grenouille devant un serpent.
C’était le silence complet, plus personne n’osait parler tant l’atmosphère était devenue trouble.
Ne tenant plus, ne pouvant soutenir davantage cette vision d’un œil qui le fixait, il se leva et dit :

– « Il faudra changer cette carte, il faut trouver autre chose. »

Il s’éclipsa séance tenante, je ne l’ai plus revu.

Visiblement, c’est le cas de le dire, il avait quelque chose à régler avec cet œil de Caïn.
Il faut espérer que ce fut un élément déclenchant pour qu’il engage enfin une psychothérapie. Il avait mal vécu cette séance…

Nous fûmes obligés de nous conformer à son trouble du moment pour trouver une autre idée moins traumatisante.

Tout puissant que fut notre homme pour geler mes jeux afin qu’ils ne parviennent à l’oreille du concurrent, il n’en était pas moins obsédé par un regard inerte que sa faiblesse chargeait de signifiance. Lui seul en connaissait la raison.

Que vous soyez puissant ou misérable vous n’échapperez point à l’œil de Caïn.  

Deux yeux eurent-ils été mortels ?

2 Comments

  1. Oh ! Il devait avoir ses travers aussi, le pauvre !
    Je dis « le pauvre » car je le trouvais bien coincé, peu souriant.

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