Par ces temps de confinement, on voyage dans sa tête. La gare c’est devant la fenêtre.
On dit souvent que nous avions de la chance, qu’à notre époque nous trouvions du travail plus facilement. C’est vrai, mais j’ai dû m’expatrier pour en trouver. Chez nous, le travail ne nous courait pas après, il fallait tenter l’aventure. Pour ma part, j’avais fait des demandes écrites dans les règles de l’art, je n’ai jamais reçu de réponse. Une seule m’a été adressée cinq ans plus tard pour un poste de remplaçant à Zonza, alors que je commençais à prendre racine à Versailles.
Pour raconter les choses de la vie, il suffit parfois d’un signe. Aujourd’hui, je lisais des critiques sur les enseignants, métier facile avec beaucoup d’avantages, lisait-on. Alors, je me suis souvenu.
Voici le récit d’une galère quotidienne, un parcours d’avant classe dans les trains, durant cinq années… Le goût de la vie naissait d’une galère.
En débutant ma carrière d’enseignant dans les Yvelines, je faisais partie du lot qui devait patienter cinq années avant d’être titularisé. Nous n’avions pas connu l’école normale, nous devions faire nos preuves sur le tas dans des conditions difficiles, souvent bombardés dans des coins reculés ou sur des postes que personne ne voulait.
Tous les ans, nous étions condamnés à déménager au dernier moment dès que la nouvelle mutation était connue. Les moyens de transport n’étaient pas adaptés dans ce vaste département. Je me souviens d’un jour, embourbé sur un quai en réfection de la gare Montparnasse avec mon chariot plein à craquer. Je profitais d’un ticket valable pour la journée tant qu’un contrôleur ne l’avait pas poinçonné pour déménager notre modeste mobilier. Je faisais plusieurs voyages, la nuit n’allait pas tarder à tomber, j’effectuais mon dernier tour. Enfoncé jusqu’à mi-roues dans le sable d’un quai qui devait recevoir le futur pavage, je n’avançais plus. Le flot des voyageurs, comme une fourmilière en campagne, me bousculait au passage.
Un vol de corbeaux qui semblait se diriger vers le sud me fit faire un parcours supersonique entre Paris et Levie mon village natal. J’avais levé les yeux au ciel, aussitôt transformé en oiseau, je souriais à mon quartier de la Navaggia. Je survolais les toits des maisons, je voyais ma grand-mère qui filait au jardin, les enfants qui jouaient bruyamment sur la « Piazza di Coddu ». C’est ainsi, les larmes aux yeux, impuissant devant cette vague humaine insensible, presque dévastatrice, que je me rassurais en attendant que les Huns terminent leur saccage et les autres, sans Attila aux commandes, me frôlent dans l’indifférence totale. Seul au milieu d’un monde grouillant, j’étais abandonné des humains et cherchais le réconfort dans le souvenir des miens restés dans notre modeste mais chaleureuse demeure.
Cette foule pressée s’égailla rapidement.
La nuit venait de tomber, j’étais seul à Paris sur un quai de gare.
Nous étions trimballés d’écoles en collèges pour des remplacements de courte et moyenne durée. Je me suis retrouvé prof de musique, alors que je n’y connaissais rien… J’ai dû faire mes gammes en même temps que les enfants avec un peu de bonheur.
Un autre jour, j’étais bombardé prof d’histoire dans un collège difficile. Les élèves avaient eu raison de la titulaire totalement usée, en fin de carrière.
Je devais présenter mon cours au conseiller pédagogique avant d’entrer dans l’arène. Certains élèves se prenaient pour Nikita Khrouchtchev en tapant sur les tables avec leurs baskets à la main. C’était le lot quotidien de la titulaire. J’ai compris d’où venait la dépression de la pauvre dame…
J’avoue que j’ai dû en choper deux ou trois par le col pour les calmer. Surpris, ils ont vite compris que je ne les laisserais pas faire. C’était une entorse risquée à la déontologie ordinaire de l’enseignant mais c’était ça ou je fuyais par la fenêtre, je passais à la trappe aussi, l’administration ne bronchait point. Déjà, c’était ainsi.
Je vous assure que j’ai pu mener mon remplacement à son terme et sans encombre. Personne n’osait mettre les pieds dans cette classe, l’inspection profitait de notre ignorance de la situation.
Elle en fit usage sans vergogne en envoyant des bleus au front.
Las de courir après les trains, nous envisageâmes Annie et moi de nous fixer sur un point stratégique à Viroflay. Nous avions trouvé un studio très cher mais convenable dans un immeuble situé à dix mètres de la gare qui desservait le maximum de villes.
Neuf trains sur dix passaient par là.
Nous n’avions pas encore notre affectation mais nous étions rassurés quant aux moyens de voyager tranquillement.
Nous fûmes mutés aux Mureaux à l’autre bout des Yvelines. Une ville que ne desservait pas notre gare. Notre stratégie optimiste venait de foirer lamentablement.
Pendant une année nous devions quitter le studio à cinq heures du matin pour arriver à huit heures trente sur le lieu du travail.
Nous devions parcourir deux kilomètres à pied pour rejoindre la gare rive droite – nous étions domiciliés rive gauche, à la bonne gare à priori – à destination de Saint Lazare à Paris.
Nous patientions devant un café noir en attendant le prochain train en direction des Mureaux et finir le parcours à pied sur deux autres kilomètres avant d’arriver au château situé sur la colline de Bècheville.
Le soir, la sortie était précipitée pour ne pas louper le premier train en direction de Paris puis changer à nouveau pour regagner notre domicile. Parfois nous rentrions le samedi seulement trouvant refuge dans un autre département dont la ville était plus proche. Un passage de train raté et c’étaient des heures perdues… Imaginez préparations de cours et corrections en arrivant chez nous, lessivés, complètement démolis, le moral au plus bas … Nous dormions très peu.
La roue tourna sur un coup de hasard, un gros coup d’bol. J’avais accompagné ma femme qui devait rencontrer sa directrice dans le château qui abritait l’école. Nous fûmes accueillis par son mari qui assista à la conversation. C’était un soir de déluge et nous étions si loin de notre studio…
Le mari jusque-là silencieux, nous proposa un apéritif, se tournant vers moi, me dit : « D’où êtes-vous ? »
Puis, il poursuivit la conversation en corse : « Je suis d’Ajaccio et j’ai bien connu votre oncle… »
Il s’appelait M. Ich, son nom à consonance continentale, ou d’ailleurs, n’avait éveillé aucune curiosité de ma part, je fus très surpris. Il m’annonça qu’il était le premier adjoint de la commune et qu’il se chargerait de nous trouver un logement sur place.
Ce fut fait et cela nous épargna toute une année de galère…
A la rentrée suivante, sans surprise, nous fumes à nouveau mutés à l’autre bout des Yvelines, nous avions un peu perdu le gout de vivre dans les trains. Il fallait tout recommencer.
L’expérience ne fut pas totalement négative car j’ai eu la chance de rencontrer et de travailler avec des inspecteurs différents.
Avec bonheur, j’avais gagné leur confiance, ma voie était tracée… Je n’étais pas habitué à la vie facile, tout allait basculer du bon côté.
Heureux comme ce merle facétieux j’ai pu atteindre l’autre rive à nage…

A reblogué ceci sur Les choses de la vieet a ajouté:
Le temps est au maussade à vous ficher le bourdon.
Je vous propose d’en remettre une couche avec cette vieillerie.
En attendant je prépare mieux pour tout à l’heure… 🙂
Je compatis d’autant que je connais très bien le coin et que je me rends très bien compte dans quelle galère vous vous trouviez.
Nous logions juste au-dessus du libraire dans l’immeuble en briques rouges situé à côté de la rampe qui menait aux quais (rive gauche). Il nous avait invités à une pièce de théâtre intitulée « Du vent dans les branches de sassafras », c’est vous dire si ma mémoire est encore très fraîche. Et à la fin de la pièce, on nous avait distribué des fioles de pétrole 😉
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Les deux années précédentes à Versailles dans une villa, nous avions les toilettes dans le jardin, sans toit, puis premier passage à Viroflay le bas, pas de toilettes. On ne le savait pas, ce fut une découverte le soir.
Je vais essayer de retrouver cette histoire qui vaut son pesant de sourires 🙂
Heureux élèves qui vous ont eu pour enseignant, Annie et vous, d’autant au prix d’un labeur qui devient acharné dans de telles conditions d’exercice. Cette profession devrait être sacralisée. Transmettre savoir et envie, découverte et curiosité, savoir l’écoute, parfois deviner, révéler à elles-mêmes de jeunes âmes… ce ne peut être que l’exercice de l’amour modeste au jour le jour, prétention et illusion à la porte. Nous avons tous le souvenir au moins d’un professeur qui restera à jamais inscrit dans notre mémoire comme essentiel. Lorsque les langues ignorantes s’agitent pour ne parler que de « privilèges » concernant la profession, il est dur de conserver sa « zénitude ». Pour ma part je reconnais le sacerdoce : 20-30 enfants à éveiller chaque année, autant d’histoires personnelles, de sensibilités uniques, de problématiques dures parfois, sans solution souvent et garder la fraîcheur à chaque nouvelle année. C’est une vocation.
Que puis-je ajouter d’autre ?
Votre commentaire se suffit à lui même.
Je vous remercie pour tous ces pétales qui viennent choir dans ce blog 🙂
Peut-être avez-vous lu quelques portraits d’enfants en difficulté dans ce même recueil ?
Bonne soirée Sylvie.