C’était l’année de tous les dangers. Ma dernière chance d’obtenir un poste que je visais depuis longtemps.
Je venais d’être réformé de l’armée après un parcours digne des Charlots en vadrouille dans un bataillon semi-disciplinaire en Allemagne, puis rejeté du centre de tri principal de Nice après avoir franchi sans encombre toutes les étapes en vue d’une titularisation. Mon carnet militaire définitivement accroché à mes basques fonctionnait en réalité comme une épée de Damoclès dont le fil rompait à chaque fois. La faute à une hypoacousie provoquée par la prise d’un médicament ototoxique* à l’âge de cinq ans. Un handicap qui allait gérer toute ma vie depuis mes apprentissages scolaires jusqu’à la fin de mes jours. Aucune administration ne voulait de moi et paradoxalement, je tentais ma dernière chance dans l’Education Nationale en étant presque certain d’être rejeté une nouvelle fois. J’ignorais que la bonne fortune allait enfin me sourire grâce à un concours de circonstances peu banal, la rencontre avec un otorhino de la MGEN. (Episode raconté par ailleurs)
Je me trouvais dans ma première classe du côté de Maurepas dans les Yvelines et c’est là que j’allais passer mon CAP avant une éventuelle titularisation. L’endroit était chaleureux, je m’y rendais tous les matins en train, plein d’entrain.
Nous avions un inspecteur bien singulier. La musique était son dada à tel point que chaque inspection se terminait par un sketch toujours très attendu. Ne tenant jamais jusqu’au bout de son inspection, il invitait l’enseignant à s’assoir et se plaçait face aux enfants en leur disant, gestes à l’appui, « On regarde avec les yeux, on sent avec le nez, on écoute avec les oreilles », puis sortait deux bouts de flûte des poches intérieures de son costume, les vissait et embarquait les élèves dans son monde musical, les invitant à répéter après lui « Ah, ah ! Ah, ah ! », en jouant sur les graves et les aigus. Surprise garantie dans l’assistance enfantine. Les écoliers, médusés dans un premier temps, suivaient tout naturellement ses injonctions mais très vite se mettaient à rire.
Lorsqu’il nous conviait à des journées pédagogiques cela se terminait toujours par un cours de chant. Il nous réunissait tous devant le tableau, en formation de chorale, donnait le ton et nous devions chanter en chœur. Je n’ai jamais chanté. Placé dans un endroit moins en vue, je faisais semblant de pousser la chanterelle avec le plus grand sérieux. Certains agissaient comme moi, hélas plus exposés à son regard, ils se faisaient choper. Il n’appréciait guère ce genre de plaisanterie. On aurait dit qu’il prenait plaisir à nous infantiliser.
Je me souviens d’un jeune collègue nommé Monsieur Blanc. Une personne timide qui cherchait à s’effacer et le faisait plutôt maladroitement. Son manège se remarquait facilement, il tombait sous la baguette du chef d’’orchestre. Ce dernier se penchait, tendant l’oreille pour l’écouter chanter mais aucun son ne sortait de sa bouche malgré le mouvement de ses lèvres. Il nous renvoyait à notre place laissant l’infortuné seul sur l’estrade pour chanter à capella devant tout le monde. Le pauvre homme passa par couleurs et rictus de la gêne. D’abord tout rouge, il vira au blanc laiteux, les jambes flageolantes, menaçant de s’effondrer. Aucun son ne sortit de son gosier. Les cordes vocales bloquées, il finit par lâcher quelques notes blanches comme son nom. Nous étions pris entre pitié et fou rire mais personne ne libéra le moindre éclat. Triste spectacle.
L’inspecteur fou de chant et de flute avait décidé de tous nous mettre au diapason.
Le conseiller pédagogique m’avait prévenu qu’il fallait faire une leçon de chant le jour de l’examen pour ne pas mettre notre inspecteur en rogne, capable alors, de vous recaler. Bien informé de mes droits, j’avais choisi une leçon de vocabulaire, une leçon de maths, une de sciences naturelles ma spécialité, et la leçon d’éducation physique également obligatoire. Le chant était facultatif. Vous imaginez, notre inspecteur n’était pas très content. Il m’avait accompagné à la récré dans la cour pour savoir ce que j’avais choisi comme chanson pour la suite, tout le reste l’importait peu. J’ai cru qu’il allait s’étouffer en apprenant que j’avais totalement squeezé son plaisir. J’avais la chance d’avoir eu de bonnes notes à l’écrit lors de la formation, il lisait même mes copies qu’il prenait pour modèles. Je crois que c’est ce qui m’a sauvé d’un nouveau naufrage.
Notre école, nommée Malmedonne 2, était un lieu de paix royale. Les anciens, titulaires de longue date, avaient adopté le petit corse, le débutant que j’étais. J’adorais amuser la galerie avec mes anecdotes et mes imitations. Ils en étaient friands, tout baignait entre nous. J’imitais, parait-il, notre inspecteur à la perfection. A tel point qu’une institutrice qui avait débuté sa carrière lorsque je suis né, éclatait de rire dès qu’elle me voyait apparaître. C’était spontané et fulgurant. Des rires qui duraient et semblaient lui faire un bien fou car elle était très sérieuse et s’interdisait toute frivolité dans l’enceinte scolaire. Je provoquais chez elle, une sorte de libération jubilatoire avec mon attitude d’innocent, de candide étonné. Lorsque je tapais à sa porte et qu’elle me voyait entrer dans la salle, elle fuyait dans le couloir en disant : « Arrêtez, ne me faites pas rire devant les élèves, je vais perdre mon autorité ». Pourtant, je n’avais encore rien dit, ni rien fait. Elle m’adorait et disait lire dans mes yeux toute la malice du monde. Elle s’amusait de voir les élèves me suivre pour savoir où j’habitais. J’ai dû les inviter au goûter accompagnés par une mère pour mettre fin à la traque. Vous imaginez, si j’étais bien dans cette atmosphère rassurante !

Un jour, un envoyé de l’Inspection Académique est venu dans l’école pour enquêter sur mon audition. Tous les collègues se sont mobilisés pour me soutenir en apprenant la nouvelle. Ce fut une mobilisation spontanée qui me toucha profondément. J’avais l’habitude de jouer au foot à la récré avec les élèves. Ce jour-là, fou de joie, je me suis montré plus vif que d’habitude, débordant d’ardeur, j’ai craqué mon pantalon sur une grande longueur. C’était l’après-midi, le train ne m’attendrait pas, il fallait trouver une solution pour ne pas affronter le ridicule durant le voyage en omnibus et le trajet à pied pour rentrer chez moi.
Madame Marcandella, l’institutrice au fou rire facile, me donna les clés de sa villa pour que j’aille fouiller dans les affaires de son mari dans une armoire située à l’étage. Les pantalons de son époux m’arrivaient sous les aisselles, il devait dépasser le mètre quatre-vingts alors que je suis petit. Je suis retourné à l’école comme j’étais sorti, le vent frais me caressait toujours les fesses.
Madame Giraudon, la directrice qui avait pris fait et cause pour moi dans l’affaire de la titularisation, me prêta un de ses jeans. Nos morphologies étaient très opposées, elle volumineuse et moi gringalet. On aurait pu me confectionner un costume trois pièces avec son pantalon, vous imaginez la touche que j’avais. C’est ainsi affublé, que je suis rentré chez moi à la sortie de l’école. Les voyageurs de banlieue, fatigués de leur journée, plongés dans des préoccupations secrètes, le regard ailleurs et la pensée en vadrouille, n’avaient que faire de mon accoutrement pourtant bien visible, on m’ignora royalement … Le lendemain, mon pantalon était reprisé.
L’année suivante, j’ai été muté. Depuis mon passage dans cette école, madame Giraudon me rappelait chaque fin d’année scolaire pour que je sois présent au repas des enseignants. Madame Marcandella était aux anges et pouvait rire tant qu’elle pouvait sans se priver, hors du contexte scolaire. J’ai arrêté lorsque la distance est devenue trop grande entre nous. Le débutant que j’étais, comme d’autres, bouchait les trous aux quatre coins de Yvelines.
Ce parcours de presque baroudeur de l’enseignement fut une belle expérience, me forgea un moral à toute épreuve et renforça mon apprentissage sur le tas.
Tous ces souvenirs souriants m’ont bloqué à l’âge de vingt ans. Mon esprit saute encore, me permet de courir avec les enfants, de rire de nos facéties.
J’ai envie de pétiller encore longtemps et, peut-être, partir sur l’éclatement d’une bulle. J’attends de savoir laquelle car il y en a encore beaucoup qui voyagent dans mes yeux et certaines s’égarent dans mon esprit…
*Ototoxique, se dit d’un médicament qui s’attaque au nerf auditif et provoque, le plus souvent, une surdité totale, quelques fois, plus rares, une surdité unilatérale. C’était mon cas.