Je viens vous tenir compagnie quelques minutes dans votre confinement. Certes ce n’est pas de la haute littérature mais les minutes qui passent ne sont pas au courant de ces choses là, on les meuble comme on peut. Tout est relatif, il est fort possible de découvrir un peu de joie si ce n’est du bonheur, même au fond d’une solitude. Il suffit de chercher, dans la pénombre ou dans la « sombritude » se niche toujours un peu de lumière. Ne serait-ce que dans votre mémoire qui garde en secret les plus beaux moments de votre passé.
Allez courage, le temps ne s’arrête pas, la reprise normale de la vie n’en sera que plus belle. Des choses vont changer, des réflexions nouvelles vont jaillir des comportements nouveaux. On trouvera des raisons d’aimer la reprise qui nous attend.
Je vous adresse un sourire.
En attendant voici une suite au « Pantalon de Mme Griraudon ».
J’ai toujours pensé que le métier d’enseignant était d’une haute importance, de nombreux enfants prennent une direction dans la vie, en notre compagnie.
Pour moi, le bonheur était à l’école. J’y allais plein d’énergie, les enfants me le rendaient bien.
Dès ma deuxième année, je fus bombardé dans une école expérimentale rattachée à l’Ecole Normale de Versailles. J’étais pourtant tout neuf et sans expérience. Je me suis toujours demandé quel ange gardien veillait sur moi ou alors, plus prosaïquement, inspirais-je la confiance. Ça doit être un truc comme ça…
L’école Vauban de Versailles était entièrement menée par des enseignants de haute volée, tous maîtres d’application, c’est à dire des maîtres formateurs qui travaillaient en étroite collaboration avec l’Ecole Normale de la même ville.
J’étais le seul intrus sans aucune expérience, avec le maigre passé d’une année d’enseignant.
Tous ces maîtres âgés, pleins d’usage et peut-être de raison aussi, avaient une prestance de notable, la tête haute, le costume trois pièces de bonne facture et portaient le papillon pour deux ou trois d’entre eux. La différence se situait dans le choix entre pipe ou cigarette, le fume-cigarette aussi qui faisait plus distingué. Un seul ne fumait pas. On aurait parié pour des gens d’un autre siècle.
Le plus loquace, celui qui avait le geste ample pour narrer ses interventions afin de les rendre plus doctes, fumait le brûle-gueule. Une pipe à tuyau très court de sorte que le foyer se trouvait très proche de ses lèvres. C’était un homme d’une grande culture comme tous les autres, tous paraissaient hautains, vus de loin, mais se montraient très avenants avec le novice que j’étais. S’ils m’impressionnaient, cela venait de moi, ils ne faisaient rien pour m’épater ou me garder à distance.
C’était la fonction qui leur imprimait cette attitude.
Une curiosité, tout de même, la seule institutrice de la même veine que les autres enseignants, était de mon village et nos habitations étaient proches. C’est elle, de l’âge de ma mère, qui me reconnut. Nos salles étaient contiguës.
C’est sans doute ma jeunesse qui surprit les enfants. Je montrais une proximité à laquelle ils n’étaient pas habitués et très vite mon enseignement, fondé sur l’étonnement de tout, allait séduire mes petits protégés.
Ce n’était pas une approche académique et tout le monde s’amusait de notre cohésion, nous formions une équipe joyeuse à la conquête d’autres jeux olympiques.
C’est dans cette école que je fis un bond prodigieux dans l’art d’enseigner. Notre programme de mathématiques n’était pas celui de tous les CE2 de France. Nous étions en situation de recherche. Notre classe, essentiellement, servait de support à une recherche en mathématiques. Nous n’avions ni livre, ni programme à suivre. Les instructions venaient de l’Ecole Normale, nous avions un thème à explorer pour la semaine. Libre à nous d’employer la méthode d’approche d’une notion. Par exemple, cela va vous surprendre, nous explorions la fonction exponentielle à notre manière sans jamais utiliser le terme que je viens de nommer. Je ne rentre pas dans les détails mais je peux vous affirmer que c’était très enrichissant d’approfondir ainsi la mathématique. C’était un chantier et nous l’explorions avec nos outils. Les enfants faisaient les découvertes et exprimaient, par petites équipes, les chemins qu’ils suivaient pour aller au bout d’un raisonnement. Des voies d’accès, toutes différentes, dictées par la variété de leurs sensibilités et des raisonnements.
Toutes les fins de semaine, je me rendais à l’école normale avec deux autres collègues qui pratiquaient le même programme dans deux autres écoles. Pour eux, c’était leur métier. Nous expliquions notre démarche, les résultats obtenus, les échecs aussi. En rassemblant les divers procédés évoqués, les profs de maths qui assistaient aux cours pour analyser les démarches et les comportements des enfants en tiraient des marches à suivre, des pistes de travail… Le but de cette expérience était l’élaboration d’un programme, la confection d’un manuel à la portée des enfants pour mûrir des notions élémentaires. De la logique pure à l’exercice de l’estimation des situations mathématiques. Des écoliers qui apprenaient à se former un jugement, à l’analyse et à la prise de distance, c’était passionnant.
Cette année-là, j’ai vécu en fusion avec les enfants. Personne n’a dépassé les bornes, nous étions en phase, chacun à sa place.
Je me souviens d’un garçonnet prénommé Laurent qui souriait tout le temps. Il m’avait demandé s’il pouvait se mettre au fond de la classe, seul sur un banc isolé placé contre le mur. Il était plus grand que les autres de taille. Je m’étais un peu méfié de sa demande, on pouvait penser qu’il s’agissait d’un chahuteur maison. J’ai accédé à son souhait pensant que cela me ferait une belle expérience, sait-on jamais…
Il m’observait avec un grand sourire et m’imitait sans émettre le moindre son. Il reprenait mes gestes, dodelinait de la tête et prenait le même air que moi. Tout se déroulait dans le silence. C’était extraordinaire, seuls, lui et moi étions au courant de ce manège. Aucun autre enfant ne s’en rendait compte. Je ne disais rien, et tout en m’approchant de lui, je lui faisais les gros yeux – que personne ne voyait – alors que j’avais envie d’éclater de rire tant il m’imitait à la perfection. En agissant ainsi, je lui donnais du courage pour continuer. Cela dura le temps que l’on fasse bonne connaissance.
Il trouvait ma manière d’être et d’enseigner originale et me le faisait savoir. J’avais un bouc avec des moustaches à la Dali qui rebiquaient vers le ciel me conférant un sourire permanent, cela le rendait joyeux.
Un jour, sa maman me demanda un rendez-vous sur le cahier de correspondance. J’étais un peu inquiet car je ne comprenais pas ce qu’elle voulait, son enfant était bon élève à mon sens. Lorsqu’elle me rendit visite, elle alla droit au but : « Je viens vous voir car mon fils me tanne sans arrêt en me disant, ‘va voir mon maître comme il est marrant’. Maintenant je comprends. »
Ce fut tout. Tout allait bien, j’ai évité de lui parler de son manège, de crainte qu’elle le prit à l’envers brisant ainsi notre complicité.
Nous vivions, mes élèves et moi, dans la joie d’apprendre et d’avancer ensemble. Dans l’euphorie, je me suis retrouvé entraîneur de basket alors que je n’avais jamais vu un ballon aussi volumineux de ma vie. Nous fûmes champions de Versailles des classes de CE2. J’y mettais toute mon énergie pour les galvaniser, ils étaient déjà bien mécanisés car le basket était le sport quotidiennement pratiqué dans la cour de l’école. Cette expérience nous souda davantage.

A la fin de l’année, ils savaient qu’on ne se verrait plus. Nous avons fait une belle fête dont je garde le souvenir ému, impérissable. J’ai conservé les lettres individuelles de ces enfants, il faut le dire, plus éveillés que la moyenne de leur âge car ils avaient été triés pour la recherche avant mon arrivée dans cette école. Une idée pour éviter qu’un enfant en difficulté ne perde son année dans une galère menée par un débutant. Sans doute une bonne chose.
C’était ma deuxième et dernière année dans une classe.
A la rentrée suivante, je fus envoyé en mission aux Mureaux pour mettre en place le premier Groupe d’Aide Psycho-Pédagogique, je découvrais le métier, il n’existait pas encore de personnel formé. Je rencontrais l’inspecteur tous les soirs vers 17h dans son bureau, lui aussi découvrait la fonction à travers les comptes rendus de ma journée auprès des enfants en difficulté.
Je n’ai plus mis les pieds dans une classe jusqu’au retour dans mon village natal où je me suis retrouvé à enseigner dans l’école de mon enfance sans l’avoir souhaité.
Je venais de faire un sacré bond dans l’espace et dans le temps… Je ne suis jamais sorti de l’école. Enfant j’y ai galéré, adulte je me suis envolé.
Je vous assure le bonheur est dans l’école, ce temps est capital pour notre jeunesse.

