La bibliothèque.

Nous étions en sixième. L’idée d’entrer dans la bibliothèque me faisait frémir.

C’est facile à comprendre, je ne savais pas lire. Disons que je « lisotais » avec une autonomie et une capacité à tenir la distance, très limitées. Vous iriez, vous, dans un endroit clos si vous êtes claustrophobe ?

Tous les quinze jours, nous avions bibliothèque durant la dernière partie de l’après-midi. C’était déambulation parmi les livres. Nous devions feuilleter, picorer quelques idées jusqu’à tomber en amour sur un ouvrage. Chacun repartait avec son petit plaisir de la quinzaine dans le cartable. L’idée était géniale pour nous mettre en contact avec la littérature ou du moins ses premiers balbutiements. J’étais plutôt attiré par les illustrations, l’image me conduisait au rêve alors que l’écriture me rebutait.

Le professeur ne se contentait pas de nous promener dans la bibliothèque, c’était un cours à part entière. Nous devions explorer la biographie de l’auteur, mettre le titre en valeur de la plus belle manière, trouver des mots difficiles, des belles phrases avec un titre à notre idée et terminer par un résumé. Ce n’était pas une mince affaire.

La recherche des mots et des phrases comme la biographie ne me posait aucun problème.
J’avais mûri le mécanisme de la lecture dans le vieux dictionnaire offert en cachette par Denise. D’ailleurs, je crois que j’ai appris le métier qui consiste à choper des mots et des idées à la volée, à cette période-là.
Le résumé, c’était ma torture. Comment résumer un livre que l’on n’a pas lu ?
J’avais l’intention de ne pas lire, c’était trop compliqué pour moi.

Le premier livre, c’est ma mère qui l’a lu. Je crois que c’était son premier aussi et elle faillit attraper le goût de la lecture ce jour-là.
Hélas, elle faisait des ménages chez les autres et n’avait guère le loisir de faire lecture, ni l’argent pour s’acheter un bouquin.
Je crois qu’il s’agissait de « Sindbad le marin », l’illustration m’avait fortement convaincu de choisir celui-là.

Vous imaginez facilement que maman, pour son premier livre, n’avait pas le sens du résumé très aiguisé. Moi non plus.
En résumant le résumé de maman, j’ai dû m’éloigner infiniment de l’histoire de Sindbad puisque le professeur était très étonné et me demandait d’où je sortais cette trame.
Probablement avais-je étiré une phrase en longueur en guise de pitch bien maigre… A partir du deuxième livre, je choisissais le même que les copains qui me fournissaient leur résumé corrigé et cette pratique me permettait d’être plus crédible.
Dès lors, le prof me laissa une paix royale croyant avoir atteint son objectif.

Voilà quel était mon rapport au livre alors que j’étais en cours d’apprentissage prolongé qui dura encore deux ou trois années pour arriver à un niveau correct. J’ai toujours refusé de lire à haute voix devant tout le monde de peur d’ânonner au point de provoquer l’hilarité générale. Cela étonnait mon prof de seconde qui me trouvait bon à l’écrit et trop muet à l’oral. Il m’épargnait l’épreuve orale et me protégeait croyant avoir perçu quelque chose. Il avait raison.

Le plus étonnant, dans mon parcours, fut la tournure que prit mon engagement. Plutôt de formation scientifique, je visais un poste d’enseignant en sciences naturelles ou physiques.  Le virage fut très surprenant. Comment un galérien de la lecture pouvait-il se destiner à voler au secours de ceux qui ne savaient pas lire ? Normal, je connais le chemin.

Vous ne pouvez imaginer la quantité de choses inventées pour venir en aide aux enfants en difficulté. J’étais dans mon élément, il me suffisait d’écouter et d’observer pour je que mette en place un enseignement très personnalisé. Il en fut ainsi tout au long de ma carrière.
Un homme heureux.
Avec ces enfants-là, j’ai voyagé dans mon enfance. En éclairant mes embrouilles passées, j’éclairais celles de mes petits protégés.

Un riche parcours rempli de sourires et d’échecs. Des échecs que j’ai appris à relativiser en voyant certains galériens de la chose scolaire bien réussir leur vie.

Je me souviens de François, que j’appelais Montaigne. Un garçonnet de famille bourgeoise, un enfant très éclairé, tant sur son visage que dans son esprit. Il faisait de la résistance. Ses grands-mères le choyaient, lui bourraient le crâne d’amour aïeul, de sorte qu’il n’avait plus d’espace pour lui et rejetait les apprentissages premiers. Lorsqu’il me regardait avec ses yeux bleus remplis de vie et qu’il fronçait les ailes du nez, je savais que c’était une réaction répulsive. Il ne voulait pas entendre parler de livre et me rassurait : « Ne t’inquiète pas ! Elle est belle ta salle, tu es locataire ou propriétaire ? » C’était magnifique, j’adorais son assurance de grand-père qui lui servait d’échappatoire. Un jour alors que j’essayais de le convaincre de choisir un livre, il se décida : « T’as pas le chat botté par hasard ? » Lorsqu’il vit la taille et l’épaisseur du livre ses yeux se sont révulsés : « T’as plus petit ? Ecoute, ne t’inquiète pas, je l’ai à la maison, le chat botté… » C’est lui qui m’a donné l’idée du titre de mon recueil de portraits d’enfants en difficultés « Escapades ». J’avais l’impression qu’il fuyait tout le temps par des chemins vicinaux. Il adorait gambader dans sa tête hors des sentiers battus…

Je me souviens de Ramatou. Une fille très active mais en dehors de la chose scolaire. Son esprit était ailleurs, c’était très difficile de la mettre dans le bain des apprentissages fondamentaux. Elle avait une logique particulière très éloignée de la mathématique, elle avait un bon sens tout personnel. Un jour, alors qu’elle était fatiguée d’entendre parler de lecture, elle me demanda si elle pouvait faire le ménage. Elle insistait, ce n’était pas la première fois. Après tout, cela pouvait me donner des indications sur son fonctionnement. Je lui laissai carte blanche, elle décida de dépoussiérer les livres. J’avais réalisé tout un parcours d’ouvrages qui ceignait la salle entière à hauteur d’enfant. Une sorte de bibliothèque étirée en longueur afin que chaque livre, posé debout, soit visible et manipulable, toujours à portée de main. Elle les rassembla tous dans un coin sans se soucier d’un ordre quelconque. Elle essuya la poussière sur la longue étagère qui faisant le tour de la salle puis remit tous les livres en place. Tous, mais avec la quatrième de couverture bien affichée. Aucun n’était posé normalement c’est-à-dire titre bien visible. C’est à ce moment que je compris que nous n’avions pas les mêmes préoccupations, ni la même vision des choses. Pour la conduire à la lecture, il fallait inventer un autre chemin. Lorsque je l’invitai à prendre du recul pour observer la brochette qu’elle venait de réaliser, elle n’a rien remarqué de spécial, tout était normal. Elle avait neuf ans.

Enfin, Helena, une petite portugaise dont j’ai fait le portrait intitulé « La dévote » affichait un autre profil. Elève modèle dans son comportement mais pas dans la réussite. Elle disait « amen » à tout et venait à ses séances de rééducation comme si elle allait à l’église. J’étais le bon dieu, elle aurait même monté un autel à ma gloire. Elle m’écoutait et ne ressortait qu’échecs. Elle ne s’en rendait pas compte. Pour elle, me faire plaisir et m’écouter comme si je disais l’Evangile était la meilleure attitude possible pour réussir. Elle apprit à lire mais la compréhension fine d’un texte resta coincée dans son entendement.

J’ai passé ma vie à promener des enfants dans une bibliothèque, ma salle en était une à leur portée… Je faisais en sorte qu’ils ne ressemblent pas trop au petit garçon que j’étais, en souffrance. J’ai tenté ce que j’ai pu, ce que j’ai cru devoir faire mais je n’ai jamais perdu de vue que rien n’était définitivement joué. La vie leur offrirait bien des opportunités pour filer vers d’autres horizons.

Je me souviens d’une belle vie au cours de laquelle un galérien de la lecture se promenait avec d’autres galériens en se demandant comment les accompagner en direction d’une bibliothèque.

Un beau métier qui vous apprend l’humilité et le respect de l’autre.

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