L’animal était un bien précieux qui devait nourrir toute une famille durant une bonne partie de l’année. Les temps étaient à la débrouille, à aide toi, le ciel t’aidera, un état d’esprit incontournable sans lequel c’était tintin ! Rien ! Avec les poules, les chèvres, le potager, les fruitiers… noix, châtaignes et figues séchées, il y avait de quoi tenir au rythme des saisons. Pour le reste, des travaux dans les champs des autres, des journées de terrassier ou de manœuvre lorsque les hommes valides étaient sollicités. Grand-mère, lavandière, menait la maisonnée et mère faisait des ménages. Pour le reste, il suffisait de rêver en feuilletant le catalogue Manufrance.
Dans ce monde où les analphabètes étaient en plus grand nombre, personne ne rêvait de châteaux en Espagne. Grand-mère parcourait le catalogue en regardant les images durant de longues heures lorsque tout le monde était couché. Elle souriait toute seule, nous imaginait en canadienne et elle en charentaises. Elle trottait à longueur de journée, se voyait reposant ses pieds le soir au coin du feu.
J’étais heureux, ne me rendant pas compte de toutes les difficultés. Ce fut ma chance, je n’ai cessé d’être fier d’avoir grandi dans ce milieu, me forgeant progressivement le sourire d’aujourd’hui… Une distance avec les choses de la vie.
Le jour du dernier voyage, c’était l’ébullition dans tout le quartier, une mobilisation générale. Les couteaux étaient affutés, les bottes de mise…chacun s’apprêtait à tenir un rôle bien défini. Grand branle-bas de combat du côté de la porcherie pour passer un nœud coulant à la patte postérieure de l’animal. Gesticulations, bousculades, cris d’humains et de cochon, mêlés… et puis tous derrière et lui devant, direction la petite place en face de la maison. Des mouvements de bras et des ordres à hue et à dia fusaient pour indiquer le chemin à la bête peu habituée à faire plus de quatre pas. L’animal se dandinait la tête basse, rasant le sol pour le sonder comme si son instinct de fouisseur/laboureur revenait au galop. Ses oreilles larges et basses ondulaient à chaque pas, on se demandait quelle était l’utilité d’avoir de si grands pavillons, sans doute pour améliorer le croquant du fromage de tête.
Les femmes étaient prêtes, les bassines d’eau bouillonnaient sur un feu de bois. Les hommes faisaient les fiers à bras, les casquettes de travers pour se donner un air plus viril ou pour ne pas gêner la vue durant les manœuvres. Des matamores d’un jour, moins vaillants s’ils n’étaient encouragés par l’ambiance générale de circonstance. Le spécialiste de la mise à mort attendait avec son pointeau*. Le moment de sonder l’animal en pliant sa patte avant gauche pour situer l’endroit du cœur et planter sa pointe fatale, sans aucun état d’âme, était imminent. Tous les autres se tenaient autour du cochon, prêts à le basculer sur le dos offrant sa poitrine au ciel : Allez ! Allez ! On y va ! Puis c’était la prise de judo pour un ippon à plusieurs. Un cri strident, des enfants qui fuyaient dans les maisons, des femmes qui détournaient le regard puis les derniers soubresauts et…le calme.
Le poinçonneur de service sortait de sa poche un bout de bois pointu pour le ficher dans la blessure, faisant office de bouchon afin de stopper l’hémorragie vers l’extérieur.
Sans attendre, le porc était placé sur deux grosses buches, pattes posées dessus comme s’il était au grand galop. Très rapidement, il était enveloppé de fougère sèche puis suivait la mise à feu pour brûler toutes les soies. Certains, tenant des torches de fougères bien serrées, enflammaient les parties inaccessibles, autour des pattes, sous l’aine et les aisselles, pour terminer le travail. Les onglons* étaient surchauffés et immédiatement déchaussés d’un tour de main rapide pour éviter de se brûler les doigts. Une odeur plaisante de couenne grillée faisait le tour des narines comme pour annoncer bonne charcuterie.
Lorsque la peau était bien débarrassée de ses soies, survenait le lessivage à grande eau en frottant avec des pierres et raclant avec un couteau pour obtenir une peau glabre sans entamer la couenne. La bête était pendue à la treille, le boucher du jour pouvait entrer en lice. Le sang était récupéré rapidement à la louche puis les femmes s’affairaient avec vinaigre et sel pour préparer l’ingrédient des boudins. D’autres filaient à la rivière pour nettoyer les boyaux à grande eau. Un travail pénible et délicat car les intestins servaient d’enveloppes pour ficateddu, salcicettu, coppa et lonzu censés assurer quelques mois de nourriture dans la chaumière. Les lavandières de tripes profitaient du courant de la rivière pour accomplir ce labeur essentiel puis revenaient, les mains gelées, violacées, avec leurs bassines en fer galvanisé remplies de tripaille bien lessivée.
La carcasse n’était débitée que plus tard, pendue, en attente avec un bâton qui maintenait le thorax et l’abdomen béants, bien offerts à l’air frais de saison. Il n’était pas rare qu’une mésange charbonnière vienne prélever sa part directement dans le ventre vidé du cochon.
L’heure était à la fête, les verres de vin tintaient les uns contre les autres, des voix s’élevaient… ceux qui avaient estimé le poids de l’animal au plus près devenaient les vedettes du jour. La vessie, à biscica, était gonflée sans attendre car en séchant elle perdait son élasticité. Ce ballon de baudruche revenait au garçon de la famille ou à tout autre enfant que l’on cherchait à valoriser lorsqu’il était encore jeune. Pour les adolescents cela devenait plutôt un sujet de moquerie… A biscica hè pà Lulu ! S’écriaient-ils, en plaisantant. (La vessie est pour Lulu ! déjà adolescent)
La matinée s’achevait avec un bon repas dans un brouhaha de fête. Les visages des hommes, rougis par le trop boire, prenaient des allures de tronches porcines, la journée très conviviale s’achevait pour les gens venus en renfort. On se promettait, pour le week-end suivant, d’être présent chez un autre pour donner le coup de main. Des promesses toujours tenues.

Dès la nuit tombée, il fallait filer chez zia Lisandrina, une vieille cousine de grand-mère pour lui porter des boudins chauds et un bout de viande avant d’attaquer les saucissons. Plusieurs boudins fourrés aux raisins secs étaient distribués dans le quartier. Un rituel incontournable.
Tard dans la nuit, le monde « di a tumbera » était fourbu, il était temps d’aller dormir. Demain, il sera temps de poursuivre la mission pour assurer la réserve charcutière…
*Tumbera. Le jour où l’on
tue le cochon. Tumbà =tuer
*Pointeau.
Dans le cas qui nous intéresse, c’était une tige de fer très pointue appelée «
u stoccu ».
*Onglon.
Chacun des petits sabots des doigts du porc, « i sciunghjiola » en écriture
tarabiscotée et incertaine. (Lire : chougnola)
Une petite recette expérimentée ce jour de reprise du texte. Un bon morceau de panzetta sèche, éviter celles fumées, nitritées sous vide, on en trouve de la belle et bonne dans les boucheries locales.… Coupez des gros morceaux et faites-les rissoler à la poêle sèche. Essuyez l’excès de gras puis incorporez des poireaux débités en tronçons, du chou vert coupé en lamelles et des carottes morcelées. Salez, ajoutez du concentré de tomates, un petit cube de bouillon et de l’eau puis oubliez sur feu doux avec un couvercle. Lorsque cela vous parait cuit, terminez à découvert jusqu’à évaporation de presque tout le jus.
A suivre.