En noir et blanc.

Désormais, je serai plus attentif à ce côté nostalgique de la photo. J’ai remarqué que certains visages, certaines attitudes, méritent le noir et blanc bien plus que la couleur. Je dis bien méritent, car le côté rétro, et non vieillot, convient mieux à leur caractère et à ce que j’en connais de leur histoire. Des personnages figés dans le temps pour des idées qui ne vieillissent pas.

Je le regardais depuis un petit moment, assis tout près de la barrière. Il ne m’avait pas vu et semblait perdu dans ses pensées, presque triste ou soucieux. Lorsqu’il m’aperçut, son visage s’illumina. Il me salua d’un geste large semblant signifier « Eh, depuis le temps ! » puis il m’invita à le rejoindre en agitant sa main. Avant de m’approcher, j’ai cliqué discrètement de loin pensant obtenir un effet plus spontané, plus naturel.


Nous avons échangé quelques mots sans autre portée que celle du plaisir de nous rencontrer. Je l’ai connu lorsqu’il était jeune, longtemps nous habitâmes dans le même quartier. C’est toujours l’occasion de ruminer le temps passé pour les plus ronchons ou le savourer encore, pour ceux qui gardent un sourire adressé à leur enfance. C’est plutôt notre cas.

Félicien est le dernier protecteur des ânes au village comme un dernier mohican avec ses derniers chevaux. C’est un inconditionnel des solipèdes si répandus durant notre jeunesse. Je me souviens de Campo et de Roland qui ont partagé, chacun en son temps, la carrière de balayeur des rues de mon père en tirant le tombereau. Papa était aux commandes et eux à la traction. Des joyeux drilles, l’un riait et caressait, l’autre brayait en découvrant ses larges incisives. Un rire asinien quasiment « fernandélien », l’homme du septième art, Fernandel, était en pleine gloire à cette époque. Rares étaient les familles paysannes qui ne possédaient un bourricot.

Aujourd’hui, Félicien fait de la surveillance passive. On se demande qui a plus besoin de la présence de l’autre. Sont-ce les ânes qui déambulent sur un vaste terrain ? Est-ce lui ? Je parie que c’est lui qui ne peut se passer de ses compagnons. Je ne l’imagine pas sans être, une petite heure, souvent bien plus, avec eux. Il semble piétiner entre l’hier et l’aujourd’hui, jetant machinalement quelques regards furtifs vers ses protégés. A quoi pense-t-il ? Je n’en sais rien, il ne dit rien. Il salue et sourit. Son monde intime reste secret.

De temps en temps, sans savoir quel penchant le motive, il ouvre la barrière et tapote longuement un garrot, le sourire et le regard perdus dans le vague. L’animal frissonne et semble apprécier la caresse tournant sa tête vers l’homme, frottant parfois ses naseaux contre sa veste bleu de chine.

A la tombée de la nuit, après avoir éparpillé un peu de paille, jeté quelques graines, vérifié le contenu de la vieille baignoire bleue, il lance un dernier regard en direction de ses grisons et, la tête basse, s’engage sur la route de l’Olmiccia. Bientôt, il disparaîtra dans le virage du presbytère avec son allure nonchalante, totalement abandonné à ses pensées.

Demain vous le verrez à nouveau assis sur le mur… C’est ainsi que les jours se perdent dans le temps sans rien dire et au loin, se profile le noir et blanc.

Félicien, sans le savoir, cultive le paradoxe du discret qui clignote vivement dans l’esprit des villageois.

Sur le chemin du retour chez lui, une dernière volte, de loin salue une dernière fois et sourit.
Allez savoir ce qu’il a pensé…

L’endroit est lieu de rendez-vous ou de passage obligé pour les enfants du village… Le pain rassis ne file plus à la poubelle mais entretient la « mâchouille » des baudets qui viennent quémander leur dû, la lèvre supérieure retroussée, comme pour adresser aux gamins un sourire de remerciement à leur main tendue et au pain quotidien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *